Alors que la guerre aérienne s’intensifie entre l’Ukraine et la Russie, Ankara s’apprêterait à rendre à la Russie un lot de systèmes antiaériens, une hypothèse qui inquiète l’armée ukrainienne et rassure les Etats-Unis.
La Turquie serait sur le point de rendre à la Russie quatre batteries de défense aérienne de longue portée S-400 afin de réintégrer le programme d’avions de chasse américains de cinquième génération F-35, soulignant une volonté de poursuivre un rapprochement avec les Etats-Unis. La restitution de ces systèmes, les plus avancés dont dispose l’armée russe, a été l’un des sujets de conversation entre les chefs d’Etat Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine à Achgabat (Turkménistan) vendredi 12 décembre, a révélé l’agence Bloomberg le 17. Cette hypothèse ne ferait pas les affaires de l’Ukraine, alors que la guerre aérienne s’intensifie entre Kiev et Moscou.
Les S-400, qui permettent d’abattre des avions de chasse et des missiles balistiques, sont complexes et coûteux à produire. Sur le champ de bataille, l’Ukraine est parvenue à en détruire, ouvrant des brèches dans l’espace aérien russe. « Quatre batteries de S-400, cela représente peut-être un cinquième de ce que la Fédération de Russie possède actuellement, en tenant compte des pertes, souligne l’expert russe Nikolaï Mitrokhine. La Russie peut les utiliser pour protéger les bases navales, les aérodromes et les ports. » Pour cet expert indépendant, spécialiste des questions de défense vivant hors de Russie, le déploiement géographique des S-400 pourrait intervenir « probablement en Crimée, où lesS-400 sont le plus souvent frappés, ainsi qu’à Novorossiïsk et Touapsé », deux ports de la mer Noire.
Dans le cadre de la guerre aérienne que se livrent la Russie et l’Ukraine, cette dernière envoie régulièrement des nuées de drones et, depuis récemment, des missiles visant les infrastructures énergétiques et l’industrie de défense russes. Si les S-400 sont surdimensionnés pour abattre les drones ukrainiens volant à très basse altitude, ils sont redoutables contre l’aviation de combat ukrainienne, toujours active sur le front dans les régions de Donetsk et de Louhansk.
« Pire hypothèse »
L’impact d’un possible retour des S-400 en Russie est diversement apprécié en Ukraine. Une source militaire ukrainienne dit au Monde que « si les parties trouvent un accord pour un retour des S-400 à la Russie, c’est la pire hypothèse; nous espérons encore qu’ils seront transférés à un pays tiers, comme l’Inde », client traditionnel des armes russes. Pour l’expert militaire ukrainien Oleksandr Kovalenko, en revanche, une restitution à Moscou ne revêtirait « pas une importance critique pour Kiev ; leur destruction constituerait simplement une charge militaire supplémentaire pour nos forces ». Ce dernier rappelle, en outre, que le premier ministre indien, Narendra Modi, a manifesté, début décembre, son impatience à propos du contrat passé en 2018 avec la Russie pour la livraison de deux batteries de S-400 par an. « Il a demandé à Poutine [lors de sa visite en Inde] d’accélérer, car les livraisons ont complètement cessé depuis 2022, signe que la Russie n’a pas les ressources technologiques pour exporter. »
L’acquisition de systèmes russes S-400 empoisonne les relations entre Ankara et ses alliés occidentaux depuis bientôt huit ans. Depuis ce jour de septembre 2017 où le président Recep Tayyip Erdogan a déclaré, dans un des quotidiens les plus lus du pays, l’achat de batteries antimissiles russe S-400. L’annonce avait été un tournant majeur pour ce pilier oriental de l’Alliance atlantique depuis 1952, confirmant le souhait du chef de l’Etat turc de prendre ses distances avec ses alliés traditionnels au profit d’une alliance stratégique avec Moscou. La livraison des missiles, deux ans plus tard, avait poussé les Etats-Unis, par la voix du président Donald Trump, à priver la Turquie de l’avion de chasse F-35, que le gouvernement islamo-nationaliste s’était engagé à acheter.
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Aujourd’hui, après des mois de rapprochements avec Washington et plusieurs capitales européennes, le pouvoir turc semble décidé à se débarrasser de ces batteries qu’il dit ne pas avoir mises en service. Selon les sources citées par Bloomberg, Ankara réclamerait le remboursement des sommes dépensées pour l’acquisition du système. A l’époque de l’achat, le coût de ces quatre batteries (deux fabriquées en Russie, deux assemblées en Turquie)était estimé à 2,2 milliards d’euros. La présidence et le ministère de la défense turcs n’ont pas fait de commentaire. Le Kremlin, de son côté, a nié qu’une telle demande ait été formulée lors du sommet au Turkménistan.
Signe des pressions diplomatiques de ces derniers mois, l’ambassadeur des Etats-Unis en Turquie, Thomas Barrack, a affirmé sur X, deux jours avant la rencontre entre Erdogan et Poutine, que des négociations étaient en cours dans le but de lever les sanctions imposées à la Turquie, rappelant que « conformément à la législation américaine, Ankara doit cesser d’exploiter et de posséder le système S-400 pour pouvoir réintégrer le programme F-35 ».
Mardi 16 décembre, M. Barrack a rencontré le ministre des affaires étrangères turc, Hakan Fidan. Le lendemain, une délégation américaine menée par Philip Gordon, ancien conseiller diplomatique à la Maison Blanche, s’est félicité des avancées en cours : « Je suis à Ankara et j’ai le sentiment que les Turcs souhaitent résoudre ce problème. Avec le cessez-le-feu à Gaza, la coopération en Syrie, la trêve avec le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan], la désescalade des tensions avec l’Iran, les progrès réalisés dans le Caucase et avec la Grèce et Chypre, ils entrevoient une réelle opportunité d’améliorer leurs relations avec les Etats-Unis. Le retrait des S-400 constituerait un pas de géant. »
Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant) et Emmanuel Grynszpan
