Les faits: Des combattants arabes veulent retourner dans la zone sous contrôle kurde alors que les nouvelles autorités de Damas et les Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde) doivent concrétiser avant le 1ᵉʳ janvier 2026 l’accord-cadre qui prévoit l’intégration des FDS dans l’armée.
Des volutes de fumée de cigarette emplissent le salon. Autour du poêle à bois qui réchauffe l’appartement du froid qui s’est abattu sur la ville de Deir ez-Zor, aux confins sud-est de la Syrie, une dizaine d’hommes de la tribu arabe des Al-Agaidat comptent les jours. L’échéance, fixée au 1er janvier 2026, pour la finalisation de l’accord-cadre, signé en mars 2025 entre les nouvelles autorités de Damas et les Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde), qui administrent le Nord-Est syrien, pour l’intégration des FDS au sein de l’Etat, approche. Elle signifie, pour ces hommes, l’espoir d’un retour dans leurs villages, sur l’autre rive de l’Euphrate, qu’ils ont fui de crainte d’être arrêtés par les FDS.
« Le gouvernement garde le secret sur les négociations, mais nous n’accepterons aucun report. Si les FDS ne capitulent pas, nous déclarerons la guerre. Nous ne laisserons pas notre peuple sous le joug des envahisseurs », clame Weiss Al-Weiss, 43 ans, chef de brigade au sein de l’Armée des tribus.Des informations disparates filtrent sur les négociations, évoquant un possible accord sur le volet sécuritaire ou une extension des pourparlers. D’Alep à Deir ez-Zor, sur tous les points de contact entre les forces gouvernementales et les FDS, les incidents se multiplient.
Depuis des mois, ces hommes sont réfugiés dans la partie gouvernementale de la province de Deir ez-Zor, administrée depuis la chute du président Bachar Al-Assad, le 8 décembre 2024, par les autorités de transition dirigées par le président Ahmed Al-Charaa. Ils ont fui la répression exercée par les FDS dans la partie de Deir ez-Zor qu’elles contrôlent, qui compte exclusivement des tribus arabes. « Je ne peux pas ramener mes enfants au village car ils les arrêteraient pour faire pression sur moi. Ils ont arrêté une nièce de 18 ans parce qu’elle était en contact avec moi. Ils ont rendu son corps trois jours plus tard », se lamente Weiss Al-Weiss, qui a fui son village d’Al-Hussein il y a plus de deux ans.
« Cas de torture »
Depuis que les FDS ont repris la province de Deir ez-Zor des mains de l’organisation Etat islamique (EI), en 2019, l’homme a été arrêté cinq fois par les Asayiches, les renseignements kurdes. « Ils nous ont proposé de travailler avec eux. On a refusé, donc ils nous ont accusés d’être membre de l’EI », affirme Weiss Al-Weiss, dénonçant des accusations fallacieuses. « Ils arrêtent même des femmes et des enfants. Il y a des cas de viol, mais les coutumes tribales nous empêchent d’en parler », intervient Abou Saddam, un chef de l’Armée des tribus de 46 ans.
Weiss Al-Weiss dit avoir été victime de torture durant sa détention, pendant un an et un mois, à la prison de Sini. De nombreux cas de torture et de décès de personnes détenues dans le Nord-Est syrien ont été documentés par Amnesty International dans un rapport, publié en 2024, qui met en cause les FDS, ainsi que les membres de la coalition internationale anti-EI qui leur apportent un soutien militaire.
« Les FDS se disent démocratiques, mais ce sont des tyrans. La plupart des anciens révolutionnaires ne peuvent pas rentrer car il y a des officiers de l’ancien régime d’Al-Assad aux barrages des FDS. Si vous revenez, ils vous tuent », affirme Abou Itzhak, un ancien combattant de l’Armée syrienne libre de 48 ans, accusant les FDS d’enlèvements et d’assassinats. Il a passé un mois à la prison Alaya, à Kamechliyé, en 2023, dans des conditions de détention épouvantables, avec 4 000 autres prisonniers, tous arabes et pour la plupart de Deir ez-Zor.
Ces hommes ont rejoint l’Armée des tribus, formée par 3 000 hommes des clans de Deir ez-Zor après l’écrasement de la révolte des clans par les FDS. Cette révolte avait éclaté, le 25 août 2023, après l’arrestation par les forces kurdes d’Ahmad Al-Khabil, le chef du Conseil militaire de Deir ez-Zor, qu’elles ont accusé de trafic de drogue. Les FDS coopéraient jusqu’alors avec ce conseil pour contrôler la province et mener la lutte anti-EI. Elles ont intégré en leur sein des combattants des clans arabes. La révolte a été matée au bout d’un mois par les FDS qui ont profité de divisions entre clans.
Lire aussi (2023) : Dans le nord-est de la Syrie, des tribus arabes se rebellent contre la domination des forces kurdes
« Des chefs de clan ont été payés par les FDS. Si nous avions été unis, nous aurions encore le pouvoir sur la région », accuse le cheikh Ibrahim Al-Hefl, un chef de tribu de 34 ans, originaire de Diban, et considéré comme le chef symbolique de l’Armée des tribus. Il a perdu 50 hommes dans les combats et a dû fuir son village. « Les problèmes avec les FDS ont commencé quand les clans ont demandé à gouverner les institutions de Deir ez-Zor. Nous voulions être sous l’autorité directe de la coalition internationale. Les FDS ont refusé au motif qu’il y a toujours des terroristes dans la région. La véritable raison est qu’ils veulent exploiter nos terres fertiles et nos champs pétroliers sans rien nous donner en retour », accuse-t-il.
« Prêts à combattre jusqu’à la mort »
« Ceux qui gouvernent réellement sont les hommes du Parti des travailleurs du Kurdistan-PKK dont beaucoup sont étrangers. Ils ont les mêmes manières que le régime d’Al-Assad. Ils marginalisent les Arabes et les musulmans », poursuit-il. Son différend avec les FDS remonte à une tentative d’assassinat dont il a été victime, en août 2020, qui a coûté la vie à son oncle et à son chauffeur. « Les FDS ont essayé de détruire ma réputation en disant que j’étais avec l’ancien régime et l’Iran. Puis, ils m’ont piégé en faisant croire que j’avais passé un accord avec leur chef, le général Mazloum Abdi. Les clans m’ont accusé d’être un traître », ajoute-t-il.
Le cheikh Ibrahim Al-Hefl se dit aujourd’hui favorable à un accord politique entre les autorités de Damas et les FDS. « Nous sommes fatigués par quatorze ans de guerre. Nous voulons rentrer chez nous et vivre en paix les uns avec les autres », assure-t-il. « On soutiendra toute décision que l’Etat syrien prendra, mais si l’accord politique n’est pas appliqué, je ne suis pas certain de pouvoir contrôler les clans arabes. Ils sont prêts à combattre jusqu’à la mort pour leurs terres, leur religion et la sûreté de leur famille », poursuit-il. Il prédit que des milliers d’hommes sur l’autre rive de l’Euphrate, dont des combattants arabes des FDS qui se retourneront sous la pression tribale, ouvriront la voie aux 3 000 combattants de l’Armée des tribus.
« On veut seulement que le gouvernement couvre le ciel pour nous, on s’occupe du terrain. Si la coalition internationale n’apporte pas son soutien aux FDS, tout se passera bien », ajoute le cheikh Al-Hefl. Des chefs d’autres tribus appellent à la mobilisation tribale dans les trois provinces aux mains des FDS, Deir ez-Zor, Rakka et Hassaké. « Ce sont les vrais leaders du peuple. Les FDS ont le contrôle sur des responsables tribaux qui n’ont aucune autorité. Ils ne cherchent que l’argent et les intérêts », dit-il.
Le 24 décembre, le conseiller du président Al-Charaa pour les affaires tribales, le cheikh Jihad Issa Cheikh, a rappelé aux tribus que la décision de guerre et de paix était la prérogative de l’Etat. « Le gouvernement ne veut pas plus de sang. Il essaie de nous calmer, mais nous n’allons pas renoncer à nos terres », prévient le cheikh Ammar Al-Jbara, 52 ans, le chef du Conseil de supervision des clans et tribus de Syrie. Des unités de l’armée composées de factions pro-turques qui ont combattu les FDS lors des opérations turques dans le Nord-Est syrien entre 2016 et 2019 veulent aussi en découdre.
Les combattants de l’Armée des tribus disent, eux, se coordonner directement avec le gouvernement. Des jeunes des tribus de Deir ez-Zor ont intégré les nouvelles forces de sécurité. « Nos plans sont prêts. On se coordonne avec le ministère de la défense. On a un groupe privé sur WhatsApp. Pour l’instant, le gouvernement nous dit de ne rien faire, indique Weiss Al-Weiss. On espère que les FDS rendront la région de façon pacifique. »
Hélène Sallon, envoyée spéciale, Damas et Deir ez-Zor,
