Ariane Bonzon: « Un écrivain turc doit-il avoir fait de la prison pour plaire aux jurys littéraires français? » – Slate

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La très bonne nouvelle du prix Femina étranger 2021 attribué à «Madame Hayat», « confirme le succès commercial récent d’Ahmet Altan et de l’une de ses consœurs, également turque, dont le principal point commun est d’avoir tous deux connu la prison ces dernières années. » dit Ariane Bonzon sur Slate.

Le prix Femina étranger 2021 a été attribué à «Madame Hayat» (Actes Sud), un véritable hymne à la liberté, conçu et écrit derrière les barreaux par le Turc Ahmet Altan. Chargé des «Lettres turques» chez Actes Sud, autrement dit de la littérature «dans cette langue à l’envers qu’est le turc», comme il aime à le dire, Timour Muhidine est un éditeur heureux: l’un de ses auteurs, Ahmet Altan, est le lauréat du prix Femina étranger, annoncé ce lundi 25 octobre 2021.

Une très bonne nouvelle pour ce directeur de collection qui joue un rôle clé depuis quinze ans pour faire connaître la richesse de la littérature turque aux Français. Elle confirme le succès commercial récent d’Ahmet Altan et de l’une de ses consœurs, également turque, dont le principal point commun est d’avoir tous deux connu la prison ces dernières années.

La consécration d’Aslı Erdoğan

Aslı Erdoğan, autrice féministe et progressiste, a en effet ouvert la séquence: jusqu’à son arrestation, à la suite du coup d’État militaire raté de juin 2016, cette «autrice maison», encore relativement méconnue, vendait autour de 500 à 1.500 exemplaires par ouvrage –ce qui est le cas de la plupart des titres turcs publiés par Actes Sud, selon Timour Muhidine.

Mais avec Le silence même n’est plus à toi (2017), recueil des chroniques publiées dans un journal pro-kurde qui lui ont valu d’être incarcérée pendant quatre mois, Aslı Erdoğan atteint les 70.000 exemplaires. Exilée en Allemagne, elle vient à Paris l’année suivante pour y recevoir les insignes de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres des mains de Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture (par ailleurs patronne d’Actes Sud).

Parallèlement sort son premier roman, L’homme coquillage (2018), lequel passe la barre des 10.000 exemplaires, ce qui est très exceptionnel pour un ouvrage de fiction traduit du turc. La notoriété chèrement acquise par l’incarcération aurait-elle servi de tremplin à L’homme coquillage, qui n’a rien à voir avec la littérature carcérale?

Ahmet Altan, nominé au Médicis et au Femina étranger

Entre méditation et réflexion, Ahmet Altan a écrit les textes, rassemblés dans Je ne reverrai plus le monde (Actes Sud, 2019) du «fond de sa geôle» comme l’indique la quatrième de couverture. Lui aussi a été arrêté et incarcéré à la suite de la tentative de coup d’État de 2016, accusé d’avoir transmis, la veille, des «messages subliminaux» au public pour l’en informer.

Condamné successivement à la prison à vie, puis à dix années et demie de détention, il a finalement été libéré en avril 2021. Mais une procédure est toujours en cours, Ahmet Altan est encore accusé, ainsi que quatre autres journalistes, d’avoir diffusé des secrets d’État. Et il compte toujours de nombreux détracteurs en Turquie: dans le camp kémaliste et laïque pour avoir soutenu les grandes et très contestables manœuvres politico-judiciaires des années 2007-2010 contre l’armée et dans le camp islamo-nationaliste au pouvoir pour les dénonciations répétées qu’il en fait.

En France, en revanche, c’est le temps des honneurs. Récompensé du prix André MalrauxJe ne reverrai plus le monde a atteint les 12.000 exemplaires vendus. Et voilà que son dernier roman, Madame Hayat, conçu et écrit durant ses cinq années de détention dans la prison de haute sécurité de Silivri (Istanbul), remporte aujourd’hui le prix Femina étranger

La prison: un atout publicitaire

La prison constituerait-elle donc un «plus» aux yeux du lecteur français –et des jurys littéraires? «Je pense que oui, répond l’écrivain Nedim Gürsel, qui partage son temps entre Paris et Istanbul. Or, c’est discutable, car la littérature n’est pas que circonstancielle, et c’est dommageable, car il existe d’autres écrivains turcs qui méritent d’être traduits.»

Comme Orhan Pamuk et Elif Safak, un auteur et une autrice turcs, Nedim Gürsel, écrivain prolifique et apprécié d’un large public français, n’a, lui, jamais connu la prison. Il ne manque cependant pas de préciser qu’il a «été poursuivi quatre fois». Dont deux en 1982, avec un procès pour «offense à la morale publique» à l’occasion de la publication de La première femme (Seuil, 1990). «Le juge m’a interpellé, raconte-t-il. “Tu n’as pas honte d’écrire en détail le rapport sexuel?” Ce à quoi je lui ai répondu: “Quand on le fait, ce n’est pas un crime, pourquoi alors serait-ce un crime quand on en parle?” Et il m’a acquitté.»

Le dernier de ses quatre procès remonte à 2009 pour Les filles d’Allah (Seuil). Nedim Gürsel est cette fois accusé d’y avoir insulté l’islam et incité à la haine religieuse. De nouveau, il est acquitté. «Mais le règne de la peur s’est installé, c’est-à-dire aussi de l’autocensure. J’ai abandonné un projet sur le prophète de l’islam qui a cependant donné lieu à un livre en France mais que mon éditeur turc n’ose pas publier.»

«Sur le bandeau, la mention “prison” est indéniablement un plus publicitaire.»

Huguette Meunier-Chuvin, historienne

Historienne, ayant vécu à Istanbul et enseigné à l’université francophone Galatasaray, Huguette Meunier-Chuvin abonde: le passage par la case prison peut être un atout. «Une maison d’édition ne prendra pas le risque de payer une traduction si elle n’est pas assurée de faire un tirage convenable; or sur le bandeau qui couvre le livre, la mention “prison” est indéniablement un plus publicitaire. Comme si l’intellectuel dont la liberté de création est entravée et qui s’oppose légitimement à un pouvoir oppresseur était de ce fait même meilleur que les autres.» Et puis, mettre en exergue un écrivain détenu en Turquie peut être pour l’opinion publique éclairée européenne une façon de marquer sa solidarité, souligne l’historienne.

Si les passerelles entre écriture et prison sont fréquentes en Turquie, c’est que la littérature turque contient toujours «un arrière-plan politique», selon Timour Muhidine. Que les Français y soient plus sensibles n’est pas nouveau: n’est-ce pas en France, via le Parti communiste dont il était membre, que la figure tutélaire de la littérature turque qu’était Nâzım Hikmet, emprisonné de longues années avant d’être exilé, a été le plus traduit, vendu et lu?

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