« Recep Tayyip Erdogan a transformé son Parti de la justice et du développement en machine à gagner les élections, accompagnant les mutations du pays. Affaibli par la dérive autoritaire de son chef devenu ultra-président, l’AKP risque d’être mis à l’épreuve lors du scrutin de 2023 » rapporte Nicolas Bourcier dans Le Monde du 28 octobre 2022.
Il a vieilli. Avec son mètre quatre-vingt-cinq, sa silhouette légèrement voûtée et son visage terni par la fatigue, Recep Tayyip Erdogan accuse le coup. Le « rossignol du Coran », tel qu’il était surnommé dans sa jeunesse, ne fait plus chanter les mots. Derrière son pupitre, en cette fin d’octobre, à Istanbul, le président turc a perdu de son souffle sur le tapis rouge des protocoles. Le « Tayyip » d’autrefois, dont la rue renvoyait une image de tribun à l’autorité affirmée et au verbe facile, mêlant habilement expressions sophistiquées et gouaille des faubourgs populaires, n’est plus. Il s’est durci, raidi. Le texte est lu sans conviction ni même un léger sourire.
Est-ce l’automne du patriarche ? Le début de la fin du règne de celui qui dirige la Turquie sans discontinuer, avec son Parti de la justice et du développement (AKP), depuis deux décennies ? Ou l’ultime métamorphose d’un président, candidat à sa propre et énième succession ? Pour l’instant, une chose est sûre : l’homme qui se tient debout, devant sa rangée de drapeaux écarlates, s’accroche, et ses militants et ses soutiens sont encore légion.
Peu importe, dans le fond, son manque d’allant. A 68 ans, Recep Tayyip Erdogan reste le politicien le plus déroutant de l’histoire turque moderne. Jamais une personnalité n’avait autant marqué le pays de son empreinte depuis Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938). Il est populiste et diviseur, autocrate et paternaliste, calculateur pragmatique, froid et irascible. Son idéologie a beau varier d’une année à l’autre, sa feuille de route se dessine au gré de contingences connues de lui seul.
C’est cette tension permanente, ce « mélange de colère et de calme », selon l’auteur et journaliste turc Kaya Genç, qui a fait d’Erdogan et de sa formation politique cette impressionnante machine à gagner les élections. La peur et la répression aussi, avec des vagues d’arrestations qui ont hissé la Turquie dans le peloton de tête des pires taux d’incarcération des quarante-sept pays du Conseil de l’Europe, aux côtés de la Russie, de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan.
Gifle magistrale pour l’opposition
Au sein du parti, on ne parle que de lui. Plus de onze millions d’adhérents – dix fois plus que le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), porte-drapeau du kémalisme – s’endorment et se réveillent avec le chef. Les débats critiques et courants minoritaires n’y existent plus depuis longtemps. Vingt ans de terrain et de gouvernement ont fait de l’AKP le parti lige du président, n’ayant de cesse qu’il ne se glisse dans les moindres replis des institutions et de la société turque. De bras armé au service d’une cause défendue par Erdogan et ses proches, l’AK-Parti – le « Parti blanc » comme l’appellent ses militants, avec une notion de pureté et d’honnêteté – a fini par se confondre avec son père fondateur. Un parti tout-puissant, pour ne pas dire un « parti Etat ».
Vingt ans, jour pour jour. Le 3 novembre 2002 au soir, l’AKP remporte sa première victoire électorale avec 34,4 % des voix, un succès éclatant, quinze mois à peine après sa création. Concernant le nombre de sièges, les députés de la formation islamo-conservatrice occupent les deux tiers du Parlement. Le choc est rude pour l’opposition. On parle de gifle magistrale. En face, le CHP, avec 19,4 %, est la seule formation qui conserve sa place à l’Assemblée. Pour la première fois depuis l’après-guerre, seuls deux partis occupent l’hémicycle. Plus impressionnant encore, près de 80 % des représentants de la classe politique traditionnelle ont été rayés du paysage politique en une nuit. Du jamais-vu.
L’AKP s’enracine au cœur de l’Anatolie et dans les grandes villes, où la formation a attiré non seulement les électeurs issus de la mouvance islamiste, mais aussi ceux des partis conservateurs du centre et de la droite nationaliste. Après des années de coalitions capricieuses et une crise économique en 2001 – la plus grave de l’histoire de la République –, le parti a su jouer sur la double promesse de renouveler la gouvernance, en changeant la façon de faire de la politique, et d’appliquer un agenda conservateur, libéral et décentralisateur.
Interdit de candidature en raison d’une condamnation pour propagande islamiste, Recep Tayyip Erdogan décroche un siège de député dans la ville de Siirt (sud-est) un peu plus tard, le 9 mars 2003. L’accession au poste de premier ministre est immédiate. Le 14, date à laquelle il prend la tête de l’exécutif, le triomphe est complet. La saga de l’AKP est en marche.
Très vite, le parti développe un système de communication redoutable. L’image d’une formation réformatrice et proeuropéenne, mais aussi ambitieuse et décomplexée sur le plan des valeurs morales, s’installe. Loin d’exercer un contrôle total sur la Turquie, Erdogan et sa formation avancent à petits pas, et s’implantent dans le paysage en prenant soin de ne pas bouleverser les équilibres en place. Dans les instances du parti, on s’efforce de faire cohabiter les militants de l’islam politique reconvertis dans le « conservatisme démocratique » avec les transfuges des partis traditionnels, les technocrates et les nationalistes.
Etonnamment, l’AKP révèle des structures modernes. Dirigée de façon collégiale par un « quartet », l’équipe de pilotage comprend les poids lourds de l’époque : Abdullah Gül, Bülent Arinç et Abdüllatif Sener. A charge pour Erdogan, fort de sa faconde et de son charisme d’homme du peuple, d’entrevoir l’avenir et de ratisser large. Autour de ce premier cercle gravitent encore Ali Babacan, Ahmet Davutoglu, Dengir Mir Mehmet Firat, un influent politicien kurde, et Mehmet Ali Sahin.
Cette direction de l’AKP, contrairement aux autres formations, inaugure un système de consultation. Au moins une fois par semaine, le « quartet » se réunit pendant parfois plusieurs heures pour discuter des problèmes du moment, avant de prendre une décision commune. « Cette manière de faire était extrêmement impressionnante, vue de l’extérieur, se rappelle Yavuz Baydar, célèbre journaliste en exil depuis le coup d’Etat raté de 2016 et auteur de Die Hoffnung stirbt am Bosporus (« l’espoir meurt sur les rives du Bosphore », Droemer, 2018, non traduit). Plusieurs diplomates et bureaucrates turcs m’ont dit combien ils espéraient que cette forme d’organisation démocratique soit adoptée par les autres partis politiques qui fonctionnaient tous – à l’exception de formations prokurdes – comme des clans tribaux dirigés par un leader inamovible et incontestable. »
« Fin de la tutelle de l’armée »
Sur le terrain, la révolution akapiste est encore plus impressionnante. Non seulement le parti hérite du maillage efficace des quartiers par les formations islamistes, mais il s’emploie aussi à réformer en profondeur les rapports entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux. Dès 2004, il promulgue des lois pour chaque échelon territorial, accordant une plus grande autonomie, notamment financière, aux collectivités en place. Là encore, le parti surprend : plutôt acquis aux principes de la limitation des interventions publiques et de la privatisation des entreprises étatiques, il ne restreint pas le périmètre d’action de l’Etat, il le redéfinit. Ce périmètre s’accroît même dans les secteurs du logement et de la politique sociale, comme le souligne la directrice de recherche au CNRS/CERI, politiste et turcologue Elise Massicard, qui a consacré une étude détaillée aux premières années de gestion de l’AKP.
Dans les villes, des modes d’intervention inédits se développent, les rapports public-privé se transforment à travers des partenariats nombreux et institutionnalisés, tandis qu’émergent de nouveaux réseaux de pouvoir et de circulation des ressources. « L’AKP, dit la spécialiste, s’est inséré dans la société et l’économie du pays, et les a transformées par les politiques publiques qu’il met en œuvre : un mode de redistribution systématisé, alors totalement nouveau. » Le clientélisme en Turquie ne date pas de cette époque, loin de là. Mais le parti d’Erdogan se dote de moyens pour l’amplifier et le moderniser avec une efficacité d’autant plus redoutable qu’il s’intègre, au fil des ans, dans les rouages institutionnels qu’il contrôle.
Selon le récit officiel, ces premières années correspondent au çiraklik, la période d’« apprentissage », pendant ce qui est peu ou prou l’âge d’or du couple Erdogan-AKP. Pour le New York Times, dans son éditorial publié lors de la visite du premier ministre turc à Washington, en 2004, il s’agit d’une « Turkish Success Story », le quotidien américain louant le « pluralisme démocratique » d’un politicien islamiste, réformiste et « fortement pro-occidental ». Dans les urnes, c’est le raz-de-marée. Aux élections législatives de 2007, l’AKP obtient 47 % des voix. Un triomphe accompagné de l’entrée au Parlement des ultras du Parti d’action nationaliste (MHP), ses futurs alliés. Malgré les menaces de coups d’Etat militaires, Recep Tayyip Erdogan pousse ses pions et impose son second, Abdullah Gül, à la présidence de la République.
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« Cet épisode met fin à la tutelle de l’armée sur la politique et entraîne un virage nationaliste d’Erdogan et de son parti », affirme Henri J. Barkey, ancien membre du State Department, le département des affaires étrangères américain, né à Istanbul, spécialiste de la Turquie et expert au sein du Council on Foreign Relations. L’ancien diplomate ajoute : « J’étais encore très optimiste à ce moment-là. Je pensais que la Turquie avait, finalement, un leader capable de changer le pays en mieux. Mais il a pris une autre direction et, comme beaucoup d’autres, je ne m’y attendais pas. »
« L’AKP n’a pas réussi, même dans ses années les plus “progressistes”, à se libérer des traditions nationalistes extrêmement illibérales de la Turquie », relève Howard Eissenstat, professeur à l’université américaine St. Lawrence
La nomination, en août 2007, d’Abdullah Gül au poste, prestigieux mais honorifique, de président affaiblit le courant plus progressiste et réformateur au sein de l’AKP. Le départ de celui qui, en coulisse, arrondissait les angles, souvent avec calme et doigté, et gardait, au sein du parti, un cap favorable au maintien d’une politique d’ouverture et de reconnaissance des droits crée un vide, vite comblé. Conforté au sommet du pouvoir, Erdogan cherche à pousser son avantage, soutenu par les fractions les plus dures et nationalistes de sa formation.
« L’AKP n’a pas réussi, même dans ses années les plus “progressistes”, à se libérer des traditions nationalistes extrêmement illibérales de la Turquie, écrira, dix ans plus tard, Howard Eissenstat, spécialiste de la Turquie et professeur à l’université américaine St. Lawrence (Etat de New York). Son enthousiasme pour les réformes démocratiques déclinait déjà en 2007. D’un côté, le parti a compris que certaines positions progressistes étaient de mauvaises politiques électorales. De l’autre, ses dirigeants n’ont pas mesuré à quel point ils devaient rompre avec les traditions politiques du pays s’ils voulaient mener à bien le train des réformes. » Le virage de 2008 est parlant. Cette année-là, l’AKP sacrifie ses négociations avec les représentants de la minorité alévie (15 % de la population du pays, adeptes d’une branche hétérodoxe de l’islam, et opprimés depuis des siècles), gagnant ainsi le soutiendes élus ultranationalistes du MHP en faveur d’un amendement constitutionnel (finalement adopté en 2010) levant l’interdiction du foulard islamique dans les universités.
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Avec l’appui de la puissante confrérie de l’imam Fethullah Gülen, le premier ministre met au pas la justice, la police et commence à prendre le contrôle des médias avec ses amis industriels et financiers. Une à une, les oppositions sont neutralisées, les rivaux évincés. C’est Erdogan seul, ou presque, qui désigne la liste des candidats de l’AKP à la députation. Près de 70 % d’entre eux n’ont pas été renouvelés en 2007.
Sur la scène internationale, la séquence est à l’enlisement, puis à l’échec, des négociations d’adhésion à l’Union européenne. La chancelière allemande, Angela Merkel, et surtout le président français, Nicolas Sarkozy, tournent le dos à la candidature turque, essentiellement pour des raisons de politique intérieure. Recep Tayyip Erdogan fera de ce revers son viatique, la faute aux Européens. L’époque semble lui donner raison. L’insolente croissance économique turque profite aux hommes forts de l’AKP. En dix ans, entre 2002 et 2012, et malgré la crise financière mondiale de 2008, le revenu par habitant a été multiplié par 2,5 et le PIB affiche une hausse moyenne de plus de 6 % par an. Au G20, les responsables turcs affirment que le pays se classera « bientôt » parmi les dix premières économies au monde.
Dans les urnes, la dynamique ne faiblit pas. Le référendum de 2010, qui modifie vingt-six articles de la Constitution rédigée par la junte militaire en 1982, se transforme en un véritable plébiscite pour Erdogan. Le oui obtient 58 % des voix. L’année suivante, l’AKP remporte 49,8 % des suffrages aux élections législatives. D’aucuns y voient un blanc-seing donné au premier ministre. Mais des cadres de l’AKP s’inquiètent : le « reis », ainsi que certains commencent alors à le surnommer, « n’écoute plus personne » et « hurle dès que quelqu’un le contredit ». Les portes se ferment. Le temps de la collégialité et des débats au sein du parti est fini.
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En revanche, au sein de la base, aucun signe d’usure du pouvoir n’est perceptible. Au contraire, l’AKP renforce son assise dans des couches sociales de plus en plus diversifiées, des classes populaires aux milieux d’affaires, en passant par les classes moyennes en pleine expansion. L’alchimie est presque parfaite : le parti systématise des modes de redistribution faisant intervenir entrepreneurs conservateurs proches des décideurs politiques et associations caritatives.
Un usage partisan des ressources publiques
« Après plus d’une décennie au gouvernement, l’AKP tire abondamment parti de ses positions au sein de l’Etat pour procéder à des changements dans différents domaines, mais aussi pour faire un usage partisan des ressources publiques, note Elise Massicard. Les aides distribuées par les municipalités sont étroitement associées par les citoyens au parti au pouvoir à la mairie. Dans l’esprit de beaucoup, l’aide ainsi fournie provient non de l’institution municipale, mais de l’AKP. Cette confusion est entretenue, voire encouragée, par la formation qui apparaît non seulement comme le parti au pouvoir, mais comme un réseau de résolution des problèmes. »
Les manifestations qui embrasent la place Taksim et le parc Gezi, au printemps 2013, avaient semblé traduire un mécontentement croissant. Le retentissant scandale de corruption impliquant trois ministres, fin 2013, laissait augurer l’effritement de son crédit. Pourtant, en mars 2014, le parti d’Erdogan remporte 44,2 % des suffrages aux élections locales. Selon un sondage de l’A&G Research, plus de 80 % des électeurs ayant voté pour l’AKP affirment alors être satisfaits des services fournis par l’administration centrale et les municipalités. Cinq mois plus tard, Recep Tayyip Erdogan est élu président de la République au suffrage universel, dès le premier tour, avec 51,8 % des voix.
« L’année 2015 est le point de bascule pour Erdogan, estime Berk Esen, professeur de sciences politiques à l’université Sabanci, à Istanbul. Le pays entre dans un système hybride, d’apparence démocratique, mais autoritaire par nature »
L’effritement finit par se produire, en 2015, lors des législatives du 7 juin. Malgré un ton virulent et une forte dose d’islamisme dans les propos présidentiels, l’AKP cale. Avec 40,9 %, le parti s’assure certes un score plus qu’honorable, mais il enregistre là son plus mauvais résultat depuis 2002 et perd la majorité absolue à l’Assemblée. Le soir du scrutin, le chef de l’Etat n’apparaît pas sur les écrans. L’homme qui s’est tellement identifié à son parti reste muet et invisible le temps d’une nuit. Autant dire une éternité, à l’aune du jeu de pouvoir qui se profile en Turquie.
Deux formations politiques ont su profiter de la légère érosion de l’AKP : les nationalistes du MHP (16,3 %) et la gauche prokurde du Parti démocratique des peuples (HDP ; 13,1 %), qui, chacun, décrochent quatre-vingts sièges à l’Assemblée. Beaucoup trop pour Erdogan qui réagit en choisissant la manière forte. D’abord, il refuse de nommer, comme le veut pourtant la Constitution, le chef de file du parti de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, pour tenter de former un gouvernement de coalition. Il convoque ensuite de nouvelles élections en novembre et multiplie les intimidations contre les médias. Par deux fois, les locaux du plus grand quotidien du pays, Hürriyet, sont attaqués par une foule en colère, menée par le responsable de la branche jeunes de l’AKP, Abdurrahim Boynukalin, plus tard récompensé par un poste au Parlement d’Ankara.
Dans le nord de l’Irak, les frappes de l’aviation turque contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fin juillet 2015, font voler en éclats le processus de réconciliation avec les rebelles kurdes, engagé trois ans plus tôt. Le cessez-le-feu est rompu. Le pays tout entier est sous tension. Trois cents bureaux du HDP sont attaqués. « Erdogan retourne aux urnes en plein chaos », titre Le Monde. Moins de trois semaines avant les élections, deux kamikazes se font exploser à Ankara au cours d’une marche pour la paix. Le bilan s’élève à cent deux morts.
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Dans un tel climat de violences, l’AKP est le seul parti en mesure de faire campagne. Avec son savoir-faire, les moyens de l’Etat à sa disposition et l’accès aux grands médias, il regagne le terrain perdu. Le 1er novembre, le parti du président peut, avec 49,5 % des voix, fêter son retour en grâce. Des tractations s’engagent avec le MHP. Elles aboutiront à une alliance deux ans plus tard.
« Cette année 2015 est le vrai point de bascule pour Erdogan et son parti, estime Berk Esen, professeur de sciences politiques à l’université Sabanci, à Istanbul. C’est le moment où le pays entre dans ce que l’on peut appeler un “système concurrentiel autoritaire”, un système hybride d’apparence démocratique, mais autoritaire par nature. Des élections ont lieu : tout le monde, sur le papier, peut y participer mais, dans les faits, les pressions sont telles qu’elles ne sont ni justes, ni équitables, ni vraiment libres. L’AKP s’en accommode : en son sein, les voix critiques se sont tues, ou sont parties depuis longtemps. »
Après l’échec du coup d’Etat militaire de 2016 – le « don de Dieu », dira plus tard Recep Tayyip Erdogan – vient le temps des purges. Les adeptes de l’imam Gülen, entre-temps devenu son ennemi juré, sont accusés d’avoir ourdi le putsch. La chasse est impitoyable : plus de 160 000 fonctionnaires sont limogés ou suspendus, et plus de 55 000 personnes arrêtées. Aucune donnée n’est disponible sur le nombre de gülénistes présumés écartés au sein même de l’AKP.
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Au sommet de l’Etat, Erdogan renforce son emprise. Il fait passer son référendum d’une courte majorité, qui transforme le parlementarisme turc en régime présidentiel. Jamais la verticale du pouvoir bâtie par le chef de l’Etat n’avait été aussi raide. Elle conduit à une hypercentralisation du processus de prise de décision à Ankara, confiée à un groupe restreint de conseillers, l’AKP n’ayant pratiquement plus son mot à dire. « Avant, Erdogan pouvait s’appuyer sur de nombreux cadres, ministres et agences gouvernementales qui lui permettaient de prendre des décisions avisées et sensées, souligne Soner Cagaptay, auteur et directeur du programme d’études turques au Washington Institute. Le petit groupe de conseillers, à de notables exceptions près, représente désormais un déclassement et une dévalorisation des institutionstraditionnellement et historiquement compétentes. »
Sévère revers à Istanbul
Le spécialiste voit dans l’entêtement d’Erdogan à vouloir annuler le résultat des élections municipales d’Istanbul de mars 2019, remportées d’une légère avance par le candidat CHP, Ekrem Imamoglu, la preuve de ce dysfonctionnement décisionnel. « Ce fut une grave erreur, explique-t-il. Ce sont ces conseillers, menés par le propre gendre du président, Berat Albayrak, qui ont fait campagne pour imposer un nouveau scrutin. » Celui-ci se solde, en juin, par une écrasante victoire de l’opposition, avec près de 800 000 voix d’écart.
La défaite est amère. Elle symbolise non seulement la perte de la capitale économique du pays, mais aussi et surtout celle de la ville de naissance du président, longtemps fief incontestable de l’AKP. Pour la deuxième fois, l’attelage Erdogan – AK-Parti enregistre un revers majuscule, une singulière rupture dans son irrésistible ascension.
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Il n’empêche. Après vingt ans de pouvoir et à quelques mois d’élections capitales prévues en juin 2023, l’AKP demeure le premier parti à l’échelle du pays. Près des deux tiers des membres du premier cercle des années d’« apprentissage » ont certes quitté le navire, parfois pour créer des formations politiques concurrentes, comme Ahmet Davutoglu et Ali Babacan. Des défections qui n’ont, jusqu’à présent, pas affecté outre mesure l’image de la formation. Erdogan a doncmoins d’allant, mais la bête politique est devenue, avec le temps, un habile chef d’orchestre, qui sait jouer des émotions populaires et des démons populistes.
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Un peu plus rural, selon les derniers sondages, plus vieillissant aussi, en ce qui concerne les électeurs, le parti aura malgré tout fort à faire pour se renouveler et affirmer la pertinence de ses valeurs conservatrices, autoritaires et nationalistes, dans un contexte de fatigue institutionnelle et de crise économique aiguë. L’AKP en a vu d’autres. Vingt ans de rebondissements et de mutations. La question que pose d’ailleurs de plus en plus souvent Erdogan à sa base, lors de ses déplacements, est la suivante : « Etes-vous prêts ? »
Le Monde, 28 octobre 2022, Nicolas Bourcier, Photo/Adem Altan/AFP