Comment les séries turques conquièrent les écrans / LE COURRIER INTERNATIONAL

Must read

La Turquie est le troisième pays exportateur de productions télévisuelles, derrière les États-Unis et le Royaume-Uni. Les feuilletons mélodramatiques marchent non seulement au Moyen-Orient et en Europe mais aussi en Amérique latine. « The Economist » analyse les clefs d’un succès qui s’inscrit dans la durée.

Courrier International, le 23 février 2024

L’histoire ottomane ressemble en grande partie à un soap opera. Au XVIe siècle, le sultan Soliman le Magnifique a tué tous ceux qu’il soupçonnait de vouloir lui faire concurrence, notamment deux beaux-frères, deux fils et quelques petits-fils (et vous pensiez que votre famille avait des problèmes !) Muhtesem Yüzyil (“Le Siècle magnifique”,) une série qui lui est consacrée et dont la première saison a été diffusée [en Turquie puis dans des dizaines de pays, mais pas en France] en 2011, fait partie de la première vague de séries turques qui s’est répandue dans le monde entier. La rappeuse américaine Cardi B en est fan.

Les séries turques à succès prolifèrent, et celle sur Soliman doit actuellement partager son trône avec trois autres. Gaddar (No Mercy [“Sans pitié”]), la dernière en date, parle d’un soldat qui revient de la guerre et est contraint de devenir tueur pour protéger sa famille.

La Turquie est actuellement le troisième pays exportateur de séries télévisées – derrière les États-Unis et le Royaume-Uni. La demande mondiale de séries turques a augmenté de 184 % entre 2020 et 2023, contre 73 % pour les séries coréennes, selon le cabinet Parrot Analytics.

https://www.youtube.com/watch?v=R4OGsGVlttU

Les contraintes de censure

Pourquoi a-t-on tellement envie de dévorer ces séries ? D’une part, elles sont agréables à regarder. Les paysages sont superbes, les costumes luxueux et les acteurs beaux. Elles racontent, pour la plupart, des histoires d’amour. Yargi (Family Secrets [“Secrets de famille”]), l’histoire d’un procureur et d’une avocate que tout oppose professionnellement mais qui finissent par tomber amoureux, a obtenu le prix de la meilleure telenovela aux International Emmy Awards [de 2023].

Le public arabe apprécie d’y voir les musulmans incarner des héros et non des terroristes ou des chauffeurs de taxi, comme c’est souvent le cas à Hollywood. Les séries turques respectent la décence. L’autorité de l’audiovisuel turque floute les bouteilles d’alcool, interdit les scènes de sexe et inflige des amendes quand les personnages s’embrassent. La censure contraint les réalisateurs à se montrer créatifs et peut même augmenter la tension sexuelle pour le spectateur. Regards brûlants et doigts qui s’attardent de-ci de-là remplacent les plans gratuits de personnes qui s’envoient en l’air. Dans Erkenci Kus (Early Bird [“Lève-tôt”]), les lèvres des deux protagonistes se frôlent alors que l’héroïne frotte du parfum sur le cou de son patron. Celui-ci se retrouve ensuite en prison pour avoir tabassé un homme qui tentait d’acheter les droits du parfum.

Des redécoupages selon les chaînes

Les trois séries les plus appréciées en Espagne dans la première moitié de 2023 étaient turques, selon le cabinet Glance. Il y a longtemps qu’Espagnols et Latino-Américains regardent des telenovelas, et ils ont l’habitude de la mièvrerie et de la lenteur qui caractérisent aussi les séries turques. Certains spectateurs apprécient manifestement de s’éloigner pour un temps du sexe et de la brutalité de la télévision occidentale.

Ces séries plaisent également aux diffuseurs. En Turquie, elles sont diffusées une fois par semaine et peuvent durer jusqu’à trois heures. Une fois vendues aux pays étrangers, elles sont découpées et passent plus souvent, parfois tous les jours. Les chaînes de télévision peuvent faire durer une série pendant des centaines d’épisodes. Les séries coréennes sont bonnes, explique Izzet Pinto, un distributeur de programmes télévisés, mais elles ne durent que treize heures commerciales, alors que les turques peuvent en faire jusqu’à deux cents.

Redorer le blason

Ces séries contribuent à améliorer l’image de la Turquie, en particulier dans les anciens territoires de l’Empire ottoman. Yasemin Celikkol, de l’université américaine Northwestern au Qatar, a grandi en Bulgarie. Les Turcs avaient à l’époque la réputation d’être “démoniaques, barbares et terribles”, mais les séries turques contribuent, selon elle, à modifier cette perception. Les Bulgares avaient tendance à passer leurs vacances en Grèce, mais maintenant ils vont plus en Turquie qu’avant, ajoute-t-elle.

L’État s’en mêle aussi. En 2012, le président Recep Tayyip Erdogan a reproché à Muhtesem Yüzyil de consacrer trop de temps aux intrigues de palais et pas assez aux conquêtes de Soliman. En réaction, une chaîne publique a produit sa propre série historique : Dirilis. Ertugrul (“Résurrection. Ertugrul”), qui parle d’un guerrier turc du XIIIe siècle. En mai 2020, alors qu’une grande partie du monde était confinée à cause du Covid-19, elle a été la quatrième des séries télé les plus demandées dans le monde, selon Parrot Analytics.

Plus de liberté en streaming

Les services de streaming proposent des produits plus audacieux qui laissent leurs fans interloqués. Külup de Netflix [diffusé en France, sur la plateforme, sous le titre The Club] suit un ancien taulard qui reprend contact avec sa fille après avoir passé des années en prison. On y voit les pogroms perpétrés contre les minorités à Istanbul dans les années 1950 – un sujet politiquement sensible, c’est le moins qu’on puisse dire. Les séries proposées en streaming sont en général plus courtes : Külup compte pour le moment 20 épisodes, contre 139 pour Muhtesem Yüzyil. Les spectateurs de Bihter, un film diffusé sur Amazon qui parle d’une femme qui trompe son mari âgé et violent, ont même droit à des scènes de sexe éhontées où l’on voit des fesses nues.

En relâchant ses exigences sur ce qui peut apparaître à l’écran, la Turquie va peut-être améliorer ses chances de toucher le public anglophone, lequel est plus résistant aux séries doublées ou sous-titrées que celui de nombreux autres pays. Contrairement à l’Espagne (avec La Casa de papel) ou la Corée (avec Squid Game), la Turquie n’a pas eu de grand succès aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Kara Para Ask (Diamants noirs [disponible en France sur Netflix]) n’a jamais été très apprécié aux États-Unis, même si le footballeur argentin Lionel Messi, qui joue à Miami, et la chanteuse américaine Barbra Streisand comptent parmi ses fans.

Cependant le monde est vaste et les séries turques n’ont pas besoin de conquérir le Royaume-Uni et les États-Unis pour être dignes d’être regardées. Même Soliman, qui a ajouté des pans de l’Afrique du Nord et de l’Europe à l’Empire ottoman, n’est pas allé aussi loin.

More articles

Latest article