D comme « Diyanet », la puissante Administration turque des Affaires religieuses – Le Petit Journal/Samim Akgönül

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« Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous « Parlons Turquie… » à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du « Dictionnaire insolite de la Turquie ». Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l’espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd’hui, la lettre « D »… » dit Le Petit Journal du 28 novembre 2022.

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L’Administration des Affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı – DIB), fondée en 1924, au lendemain de la fondation de la République et au même moment que l’abolition du califat, est, actuellement, l’appareil étatique le plus fort et le plus étendu de Turquie. 

Directement rattaché au Président de la République, le Diyanet avec ses plus de 110 000 fonctionnaires, constitue désormais l’appareil idéologique principal de l’État, gérant non seulement toutes les mosquées du pays mais également présent dans les ministères de l’Éducation nationale, de la Santé, de l’Intérieur et même de la Défense.

Succédant au ministère de la Charia et des Fondations pieuses, le Diyanet a d’abord été une institution mineure dans l’appareil étatique, amputé de la gestion des énormes capitaux financiers et sociaux des fondations pieuses. Tout au long de la phase de la construction nationale, la charge symbolique de la religiosité a été reléguée au second plan à travers l’effacement progressif de sa visibilité, alors que l’usage du discours religieux en faveur de la nation a augmenté sa charge idéologique. Or, dès le coup d’État militaire du 12 septembre 1980, à travers la nouvelle constitution de 1982 et les nouveaux statuts du Diyanet en 1983, ce dernier a vu ses moyens financiers et en personnel considérablement renforcés pour lutter contre le communisme, s’appuyant sur une idéologie simpliste de « synthèse turco-islamique ».

La scission de l’islam politique à la fin des années 1990 et l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 a initié une ère d’investissement sans précédent sur le Diyanet de la part de ses anciens rivaux. En l’espace d’une décennie, l’institution est devenue une des principales portes d’entrée du pouvoir dans les couches populaires, avec un personnel et un budget qui dépassent celui de quasiment tous les ministères. Après avoir été l’outil d’homogénéisation et de domination des séculiers sur la société, prônant un islam invisible, le DIB est devenu, sous l’AKP, un catalyseur de dé-laïcisation de l’État, avec la prise en considération des appartenances et justifications musulmanes dans l’appareil étatique, mais aussi de dé-sécularisation de la société à travers une augmentation et une légitimation de la visibilité du sunnisme dans les interactions sociales ainsi que dans l’espace public. À travers le discours du DIB, des pans entiers de la population, tels les Alévis ou les séculiers, sont exclus de son champ de service, alors que des problèmes sociétaux comme le conflit ethnique avec les Kurdes entrent dans son champ d’action. Malgré cette présence de religion officielle, la Constitution turque indique, dans son article 2, qu’il s’agit d’une République laïque*. Cette notion doit être comprise dans ces trois déclinaisons que sont la laïcité politique, la laïcité juridique et la laïcité sociétale (sécularité)**.

La laiklik, dans le système turc, n’est donc pas la séparation de l’État de la religion. Il s’agit, bien au contraire, d’inclure le système religieux dans l’État, non seulement pour contrôler le discours religieux mais aussi pour l’utiliser comme une des plus solides courroies de transmission du haut (orientation politique) vers le bas, (le « peuple »). Ainsi, tant que l’idéologie étatique était séculariste, la laïcité turque rimait avec la sécularisation forcée de la société, du moins tendait à effacer la visibilité religieuse. Depuis que l’idéologie officielle est islamo-nationaliste, la laïcité turque est, au contraire, un moyen de dé-séculariser de force la société à travers le message transmis par l’État, et à travers une imposition de la visibilité sunnite.

Il est impossible de considérer la laïcité turque comme anticléricale. Il s’agit là d’une conception de la laïcité où l’État naissant se sent obligé de contrôler la structure religieuse. Ainsi, avec la Direction des Affaires religieuses, créée au moment de l’abolition du califat, nous sommes témoins d’un remplacement d’une autorité religieuse politique et théocratique (le califat-Sheikh-ul islamat) par une autorité religieuse politique (le DIB). En ce sens, l’imam du village n’a pas subi d’attaques du même ordre que le curé du village en France. Bien au contraire, il a été entièrement intégré dans l’appareil étatique, « domestiqué » si l’on ose dire. Ainsi, si la sentinelle de la laïcité française est l’instituteur, en Turquie ce dernier, car il existe, est secondé, de gré ou de force, par l’imam (qui est un fonctionnaire).

La laïcité à la turque a vite eu besoin de symboles et de manifestations dans la vie quotidienne pour s’imposer. La symbolique de la laïcité a été mise en œuvre grâce aux cadres révolutionnaires résolus. Mais pour les kémalistes, la laïcisation de l’espace et du temps passe par une dés-islamisation donc une occidentalisation qui, paradoxalement, donne lieu à une « christianisation » dans la forme. En effet, la laïcisation du temps passe par l’acceptation du calendrier grégorien sans que les noms des saints associés aux jours ne soient connus. Par ailleurs, le jour de congé hebdomadaire étant devenu le dimanche, la signification religieuse du vendredi s’est trouvée diminuée. En choisissant le dimanche et non pas un autre jour de la semaine, l’objectif était explicitement de s’aligner sur le « temps européen ». Et enfin, le 1er janvier est devenu férié, ce qui a permis le développement progressif des fêtes du 31 décembre, accélérées considérablement depuis la démocratisation de la télévision dans les foyers turcs à partir des années 1970. Le Père Noël ou Noel Baba apporte des cadeaux aux enfants des centres urbains turcs le soir du 31 décembre !

Il y a eu une laïcisation de l’espace également à travers la construction des écoles et des Halk Evleri (« Maisons du Peuple », d’inspiration stalinienne) qui répondent à la place qu’ont prise en France l’école et la mairie dans les villages, véritables lieux symboliques de la société moderne. En Turquie, l’arrêt des constructions de mosquées dans les années vingt (reprises dans les années 1950, accélérées dans les années 1980 et devenues constantes depuis les années 2000), visait à substituer une architecture séculière à une architecture religieuse classique. Et enfin, les élites républicaines se sont intéressées de près à l’apparence des individus. C’est la volonté de dissimuler, et en dissimulant d’éradiquer, qui guide les kémalistes de la première heure. Il est intéressant de constater que l’interdiction de porter des habits religieux (1934) mais aussi le fez en Turquie, remplacé par le chapeau feutre (1925), a attiré plus d’opposition que le changement d’alphabet. Paradoxalement, ce sont les généraux du coup d’État militaire de 1980 qui durcissent les mesures contre le port du foulard dans l’espace public, alors que c’est ce régime qui pousse jusqu’à son comble le concept de synthèse turco-islamique comme barrière aux dérives à la fois communistes et intégristes. Ainsi en 1981 et 1982, une série de décrets réglementent d’une manière très stricte les vêtements et uniformes des fonctionnaires, du corps enseignant, ainsi que des écoliers et étudiants du primaire jusqu’au supérieur. La propagande des islamistes repose dès lors très largement sur les victimes de l’interdiction du foulard. Le sujet étant lié à la fois à la religion et au corps de la femme, deux domaines de prédilection des islamistes, il est omniprésent dans le discours médiatique et politique.

Cette politique de sécularisation à marche forcée de la société a porté ses fruits. Si les Turcs se considèrent en majorité comme musulmans sunnites, une forte minorité est effectivement sécularisée au sens où, soit les comportements religieux sont totalement abandonnés, soit ils sont folklorisés ou réduits à leurs aspects festifs. Il existe même une frange de la société qui voit en la religion islamique un danger, un outil de régression, à l’instar des mouvements laïcistes français.

Dans cette configuration, le DIB est protégé par les conservateurs car il permet de transmettre un message religieux (et national) aux couches populaires ; mais il est également protégé par des séculiers qui craignent l’emprise de confréries encore plus islamistes !

Le Petit Journal, 28 novembre 2022, Samim Akgönül

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