Dans les ruines d’Adiyaman, les promesses ensevelies de la «nouvelle Turquie» – Delphine Minoui / LE FIGARO

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« En ruines, la ville modèle de l’AKP, fief du parti d’Erdogan, plonge dans la désillusion et se détourne du Reis » rapporte Delphine Minoui dans Le Figaro du 16 février 2022.

Il déambule, hagard, sur la montagne de gravats qu’est devenu son immeuble. «J’ai tout perdu! Tout!», bredouille Akif Tekkanat, 38 ans. Sa vie, comme sa ville, Adiyaman, est en lambeaux. «Ma femme, Hana, mes parents et deux de mes sœurs sont morts ici la nuit du séisme», poursuit cet ingénieur informatique, les yeux rouges de fatigue. Il s’étonne d’être encore en vie. Quand la terre a grondé, à 4 h 17 du matin, le 6 février, il se souvient vaguement d’un hurlement, celui de son épouse, puis des murs qui tanguaient, «comme si le bâtiment rugissait», avant que leur étage, le deuxième, ne s’écrase comme une crêpe. «Quand j’ai rouvert les yeux, tout était noir autour de moi. J’ai crié “Au secours!” J’avais la gorge pleine de poussière. Je toussais et j’avais soif, très soif. J’ai léché mes lèvres. J’ai senti la pluie sur ma langue. J’ai compris que je n’avais plus de toit. J’étais coincé sous des blocs de béton et je saignais. Je grelottais de froid. J’ai cru que c’était la fin.»

En plein chaos, des riverains le localisent. En l’absence de secours, ils l’extirpent à mains nues et l’embarquent à l’hôpital voisin, bondé de blessés. Encore debout, malgré quelques fissures sur les murs, le dispensaire est mis hors de service lors du deuxième séisme, à 11 h 24. Avec sa main droite entaillée, recouverte d’un bandage, Akif se retrouve à nouveau à la rue, doublement, triplement dévasté: son frère, Ömer, seul rescapé de la famille avec leur troisième sœur, lui apprend qu’il n’y a plus d’espoir pour son épouse, d’origine tchèque, ensevelie sous les décombres.

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Des secouristes étrangers, arrivés deux jours plus tard, ont ressorti sa dépouille ainsi que celles de ses parents et de deux autres sœurs, qui habitaient le quatrième étage. «Depuis, je passe mon temps ici, à exhumer quelques souvenirs des ruines de notre immeuble. L’autre jour, j’ai retrouvé le sac à main de Hana et l’album photo de notre mariage», raconte-t-il au milieu des vases fêlés, des fenêtres édentées, des livres arrachés et autres reliques d’une vie brutalement chamboulée. Sa façon de noyer son chagrin. Mais pas sa colère envers les promoteurs immobiliers: «Ce sont eux, les fautifs! Tous ces bâtiments détruits n’étaient malheureusement pas aux normes.»

Le numéro 5 de la rue Hüseyin Rahmi Gurpinar, c’était pourtant l’histoire d’une promesse. Celle d’une «nouvelle Turquie», plus prospère, plus équitable et plus moderne, portée par le tout nouveau parti d’alors, l’AKP, le Parti de la justice et du développement, fondé par Erdogan. La bâtisse verte en forme de L avait été construite au début des années 2000, juste après le terrible tremblement de terre d’Izmit, au sud d’Istanbul, en 1999, et l’imposition d’une nouvelle réglementation sismique. Les parents d’Akif voyaient grand pour leur avenir. Ils avaient investi à crédit dans le quatrième étage du joli bâtiment, à deux pas du boulevard Atatürk, où les tours se mettaient à pousser comme des champignons.

Frénésie immobilière

Après son mariage, il y a neuf ans, Akif y avait loué le deuxième, avec son épouse, qui l’avait décoré de petits cœurs. «C’était un immeuble joyeux. Tous les voisins se connaissaient. Au rez-de-chaussée, il y avait quelques boutiques. Mon père adorait discuter avec tout le monde», se souvient le rescapé. Lundi 6 février, c’est tout ce rêve qui s’est effondré. Plus d’échoppes, toutes soufflées par la catastrophe, plus d’électricité, plus de rires d’enfants dans l’école d’en face, démolie à moitié. Sur le boulevard Atatürk, un immeuble sur deux est aujourd’hui à terre ou menace de s’effondrer. À part la cacophonie des pelleteuses, parfois brisée par une sirène d’ambulance, la ville de 250.000 âmes est plongée dans un silence de mort. «J’ai perdu la notion des jours, des heures. J’ai l’impression que le temps s’est arrêté», souffle Akif.

Le Figaro, le 16 février 2022 par Delphine Minoui.

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