Dans un climat tendu, Erdogan face à la tentation incendiaire – Nicolas Boursier / LE MONDE

Must read

Pour la première fois depuis 2003, le président turc, désormais impopulaire, pourrait perdre le pouvoir à l’issue des élections présidentielle et législatives de dimanche. Une éventualité qui le pousse à la surenchère dans cette fin de campagne. Par Nicolas Boursier dans Le Monde du 12 mai 2023.

Il a traité son adversaire Kemal Kiliçdaroglu, le candidat de la coalition d’opposition à la présidentielle du 14 mai, d’alcoolique et d’ivrogne. Il l’a qualifié de « terroriste », de « LGBT », d’« incroyant » aussi, et d’autres noms d’oiseaux. Son ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, a affirmé d’un ton menaçant que l’Occident pourrait transformer le scrutin en un coup d’Etat. Et son ministre de la justice, Bekir Bozdag, a annoncé que dimanche soir, jour de vote, il y aura « ceux qui sabreront le champagne et feront la fête jusqu’au petit matin, ou ceux qui poseront sur le sol leur front pur en signe de prosternation, louant le Seigneur ».

Le président turc sortant, Recep Tayyip Erdogan, et ses hommes ont rarement fait dans la dentelle pour qualifier leurs opposants. Depuis une dizaine d’années, les discours entrecoupés de citation poétiques, fleuries et plutôt bien troussées de celui que l’on appelait autrefois pour sa faconde le « rossignol du Coran » ont largement laissé la place à l’injonction et à l’invective, aux dérives autoritaires, assorties de son travers irascible et ordurier. Mais rarement un tel degré n’avait été atteint.

Peut-être faut-il y voir une confirmation de l’importance extrême de ces élections. Un scrutin à double détente, présidentiel mais aussi législatif, décisif pour la République turque, tout juste centenaire cette année. L’ancien premier ministre Binali Yildirim et candidat malheureux d’Erdogan à la mairie d’Istanbul en 2019 n’a-t-il pas d’ailleurs lui-même dit que « cette élection ne ressemblait à aucune élection passée » ?

Une image sensiblement dégradée

En cas de nouveau blanc-seing électoral, le chef de l’Etat sortant pourrait, avancent de nombreux critiques et observateurs, faire définitivement glisser le pays vers un régime encore plus autoritaire, voire carrément dictatorial. Kiliçdaroglu, de son côté, a annoncé vouloir restaurer la démocratie et l’Etat de droit.

Mais une victoire de l’opposition ne signifierait pas nécessairement que la Turquie prendrait une nouvelle direction. On ignore en effet si Erdogan accepterait la défaite ou si, comme aux municipales d’Istanbul, il pousserait à de nouvelles élections en cas de résultats trop serrés, ou s’il lâcherait ses partisans contre son successeur. Lui-même a encore affirmé, lundi, lors d’un meeting à Ankara, en citant nommément son adversaire : « Ma nation ne cédera pas le pouvoir à quelqu’un qui a été élu président avec l’aide du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, en guerre contre l’Etat turc]. »

Bluff ou menace réelle ? Pendant près de deux décennies, l’un des plus grands talents de Recep Tayyip Erdogan a été sa capacité à transformer les crises en opportunités politiques. On ne compte plus le nombre de fois où il a su rebondir et reprendre la main. Jusqu’à ces derniers mois. Son image s’est sensiblement dégradée auprès de larges pans de la population, y compris dans ses bastions électoraux. Partout, une nouvelle cohorte d’électeurs, dont beaucoup n’ont jamais connu d’alternative au règne d’Erdogan, semble désormais se mobiliser pour le changement.

Aussi pour la première fois depuis son ascension à la tête du pays, en 2003, Erdogan fait face au dimanche électoral le plus incertain de son histoire. Jamais l’homme encore fort d’Ankara et son Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du chef de l’Etat, n’ont eu à craindre à ce point la perte de leur pouvoir.

Erosion continue des droits et des libertés

En cause, l’usure, bien sûr, et la fatigue institutionnelle, qui laissent des traces. Tout comme l’érosion continue des droits et des libertés – encore fin avril, la police a arrêté des dizaines de journalistes, politiciens, avocats, artistes et militants kurdes, dont des observateurs de bureaux de vote. Mais, aussi et surtout, la crise économique persistante (la livre turque a perdu 450 % de sa valeur ces cinq dernières années), l’inflation vertigineuse et l’incapacité à fournir des secours d’urgence après le tremblement de terre du 6 février (plus de 50 000 morts et 3 millions de déplacés) : autant de griefs qui ont contribué à maintenir sa cote de popularité à un niveau historiquement bas.

Même s’ils sont à prendre avec précautions, faute de méthode de comptabilité harmonisée et à cause, souvent, de proximité avec des formations politiques, la plupart des sondages donnent depuis des mois les deux candidats au coude-à-coude, avec presque toujours un avantage à Kemal Kiliçdaroglu. Il en va de même au Parlement, où la coalition de l’AKP avec le Parti d’action nationaliste (MHP), la formation ultranationaliste de Devlet Bahçeli, pourrait se voir disputer sa majorité. Et ce n’est pas le récent accord électoral avec Hüda Par, le parti islamiste des Kurdes de Turquie (0,3 % aux législatives de 2018), qui peut rassurer. Les militants radicaux de cette formation sont coutumiers des actions coup de poing et ont parfois servi de supplétifs à la police. De quoi alimenter la crainte d’éventuelles violences en cas de résultats décevants.

Cette course serrée est une expérience totalement inédite pour Recep Tayyip Erdogan, et donc imprévisible. Lui qui a toujours dominé les campagnes électorales paraît aujourd’hui marqué par les vicissitudes du pouvoir, physiquement aussi. Le 25 avril, il tombe malade, en direct, dans une émission de télévision qui a dû être interrompue. Le ministre de la santé a immédiatement annoncé que le chef de l’Etat souffrait d’une infection gastro-intestinale et qu’il se remettait rapidement. Trois jours de campagne et de meetings ont toutefois été annulés. L’inauguration de la première centrale nucléaire en Turquie, près de Mersin, construite et exploitée par le géant public russe Rosatom, a eu lieu à distance, en visioconférence. Un coup dur pour celui qui avait émis le souhait, il y a encore quelques semaines, d’y rencontrer, en grande pompe, son homologue russe, Vladimir Poutine.

Et puis, il y a ce manque d’entrain perceptible à chacune de ses apparitions. Il parle certes sans notes et pendant parfois plus d’une heure, mais les prestations du président candidat trahissent un manque de ressort. Pour qui l’a suivi à ses débuts et ses premières années à la tête du pays, la métamorphose est cruelle. « Erdogan est connu pour sa capacité à dynamiser sa base lors des ultimes bains de foule, mais cette fois, ce n’est pas le cas, souligne Gönül Tol, directrice et fondatrice du programme d’études consacré à la Turquie à l’Institut du Moyen-Orient (MEI). Il mène une faible campagne, d’autant plus qu’il doit tout faire et assumer lui-même, aucun leader politique de son alliance ni ses ministres n’ayant sa touche magique. »

« Erdogan semble être devant une équation sans solution »

L’universitaire et essayiste Mehmet Altan ne dit pas autre chose : « Vu la crise, vu son état, son isolement et les divisions qui se font de plus en plus jour au sein de l’appareil d’Etat, Erdogan semble être devant une équation sans solution, c’est pourquoi il attaque aussi agressivement, qu’il cherche à faire peur, convaincu qu’en polarisant la société, il consolide son électorat. Mais personne ne sait aujourd’hui jusqu’où cela ira. »

En plus des propos complotistes du ministre Soylu, un conseiller du président a ainsi déclaré à la télévision qu’un changement de gouvernement équivaudrait à « un coup d’Etat contre l’indépendance de la Turquie ». Le ministre de la technologie, Mustafa Varank, a affirmé, sans fournir aucune preuve, que le candidat Kiliçdaroglu avait rencontré aux Etats-Unis des dirigeants de la communauté islamiste Gülen, responsable aux yeux du gouvernement du coup d’Etat militaire manqué du 15 juillet 2016. Accusation reprise en partie par Erdogan, lors de son meeting dimanche à Istanbul, sans pour autant y apporter plus d’éléments, excepté le fait que la mystérieuse réunion aurait eu lieu dans une station essence…

Une telle rhétorique peut faire son chemin auprès de certaines parties de la société turque, marquées par les coups d’Etat et les attentats terroristes des dernières décennies, ainsi que celles qui redoutent une ingérence extérieure. Cette stratégie, qui renoue avec l’idée du « moi ou le chaos »sur fond de guerre culturelle avec l’opposition, a fonctionné dans le passé : en 2015, Erdogan et l’AKP avaient brièvement perdu le contrôle du Parlement, en juin, avant de reprendre la main aux élections de novembre après un été sanglant, marqué par un déchaînement de violences et d’attentats terroristes.

Fuite en avant

« Sauf que cela ne marche plus comme autrefois en raison de la nature diversifiée du bloc d’opposition, qui compte aujourd’hui des islamistes, des conservateurs, des nationalistes, des laïcs, des Turcs et des Kurdes dans ses rangs, précise Gönül Tol. On voit ainsi des femmes voilées se présenter sur la liste du parti kémaliste CHP, faire du porte-à-porte et demander de voter pour Kiliçdaroglu. »

La chercheuse rappelle d’ailleurs que la candidature de Kiliçdaroglu a été annoncée par Temel Karamollaoglu, le chef du Parti de la félicité (Saadet Partisi), une formation issue de l’islam politique et membre de la coalition. La vidéo, vue plus de 100 millions de fois et dans laquelle Kiliçdaroglu brise un tabou en revendiquant son appartenance à la minorité alévie, a également été applaudie par le Saadet et d’autres personnalités conservatrices dans les rangs de cette opposition plurielle.

Tout ceci concourt à faire de cette élection un véritable casse-tête pour le candidat Erdogan, qui n’a plus le monopole des valeurs conservatrices. Et explique, peut-être, les raisons de cette surenchère en forme de fuite en avant. « Il n’a simplement plus rien à dire », a cinglé Kiliçdaroglu dans un récent entretien, avant d’ajouter : « Même les gens qui ne pensent pas comme nous veulent la démocratie. Qui veut un leader avec un bâton à la main ? »

Le candidat de l’opposition se dit serein. A propos de la sécurité du vote, il assure qu’il y aura dimanche des observateurs pour chaque urne, et des avocats dans chaque bureau de vote. Près de 200 000 personnes pour assurer le bon déroulement du scrutin. Recep Tayyip Erdogan ne serait pas le premier chef d’Etat à refuser de démissionner après une défaite. Donald Trump aux Etats-Unis et Jair Bolsonaro au Brésil ont tenté d’annuler les résultats sortis des urnes. Tous deux ont échoué.

Par Nicolas Boursier dans Le Monde du 12 mai 2023.

More articles

Latest article