Ekrem Imamoglu, l’homme qui pourrait mettre fin au règne de Recep Tayyip Erdogan – Marie Jégo/Le Monde

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« Le charismatique maire d’Istanbul, qui a déjà interrompu vingt-cinq ans de domination de l’AKP dans la capitale, devance le président turc dans les sondages et lui donne des sueurs froides en vue de l’élection prévue en juin 2023 » dit Marie Jégo dans Le Monde du 12 mai 2022.

Il met un peu de piment dans la morne vie politique turque. Ekrem Imamoglu, 51 ans, le maire d’Istanbul et le plus charismatique des responsables politiques d’opposition, n’a pas hésité à visiter récemment la province de Rize, sur le littoral de la mer Noire, le fief familial de Recep Tayyip Erdogan, qu’il ambitionne de détrôner lors de la prochaine élection présidentielle, prévue en juin 2023.

A Rize, lundi 2 mai, le jour de l’Aïd-El-Fitr, qui met fin au jeûne du ramadan, une foule compacte, avide de contacts et de selfies, s’est même pressée pour accueillir l’édile le plus populaire de Turquie. Si la fête religieuse était le prétexte officiel de sa tournée, le message délivré pendant son déplacement – à Rize, mais aussi à Trabzon, à Artvin, à Hopa et dans toute la région – fut sans ambiguïté.

Il l’a dit et répété. En vue de la présidentielle, il est « le soldat le plus apte à représenter la coalition de l’opposition », soit six partis (CHP, Iyi Parti, DEVA, Gelecek, Saadet, Parti démocrate) bien décidés à en finir avec le système autocratique d’Erdogan, contre lequel ils veulent présenter un candidat unique.

En retour, la foule a scandé : « Soyez candidat ! Rize est derrière vous »« Rize est fier de vous ! » Un enthousiasme d’autant plus surprenant que la ville est, depuis plus de vingt ans, un réservoir inépuisable de voix pour le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), fondé et dirigé par Erdogan. Ce dernier a obtenu 77 % des voix de la province lors de la présidentielle de 2018, tandis que le candidat de son parti aux municipales de 2019 a été élu avec 73 % des suffrages.

« Langage de l’amour »

Mais Ekrem Imamoglu, avenant et rassembleur, a ici tout pour plaire. Né à Akçaabat, à l’ouest de Trabzon, dans une famille conservatrice et pieuse, il est un peu l’enfant chéri de la région, quand bien même il vit à Istanbul, où il a fait toute sa carrière politique. Membre du Parti républicain du peuple (CHP, principale formation d’opposition), cet homme d’affaires, qui a fait fortune dans le bâtiment, incarne la relève du vieux parti kémaliste. Sa victoire écrasante aux élections municipales de juin 2019 a mis en péril l’assise électorale de l’AKP, qui régna pendant vingt-cinq ans sur la ville la plus riche et plus peuplée du pays.

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Si Ekrem Imamoglu séduit autant, c’est qu’il est capable d’insuffler l’espoir à une population majoritairement déprimée par le discours agressif et clivant de ses dirigeants. Lui préfère le « langage de l’amour » à « celui de la rage », comme le stipulait son manifeste de campagne en 2019. A Rize, il a pointé du doigt les problèmes auxquels le pays est confronté, tels l’inflation (70 % sur un an) ou le chômage des jeunes (25 %) et leur exode. « Notre jeunesse ne veut pas rester au pays, encore moins à Rize. Nos jeunes veulent partir à l’étranger, c’est comme s’ils fuyaient. Et s’ils en sont là, c’est qu’il y a un problème », a-t-il déclaré, micro en main, sa femme, Dilek, à ses côtés.

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Selon une enquête publiée en février par la Fondation Konrad-Adenauer, 73 % des jeunes Turcs n’ont qu’une idée en tête, partir à l’étranger, en Europe surtout, à la recherche d’opportunités de travail. Et 87,3 % des 3 243 personnes interrogées entre mai et septembre 2021 citent la crise économique comme la principale cause de leur désir d’émigrer. Le taux de chômage, l’inflation galopante, mais aussi le « népotisme » sont perçus comme autant de freins à un avenir réussi en Turquie. Ainsi 64,1 % des jeunes déplorent « la non-prise en compte des compétences et du mérite lors des recrutements », et 48 % disent n’avoir « aucune confiance » en la politique du président Erdogan.

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Selon une enquête, si la présidentielle avait lieu ces jours-ci, Imamoglu l’emporterait haut la main au second tour, avec 49,7 % des suffrages contre 40 % pour Erdogan

A un an des élections, présidentielle et législatives, prévues pour juin 2023, l’économie s’annonce comme le principal terrain d’affrontement entre les deux forces en présence, à savoir l’Alliance nationale de l’opposition composée de six partis, contre l’Alliance populaire, formée par l’AKP et le Parti d’action nationaliste (MHP). Cette dernière a déjà son candidat, Recep Tayyip Erdogan, qui compte se représenter après vingt-deux ans passés au pouvoir. L’opposition, en revanche, tarde à dévoiler le sien.

A l’évidence, Kemal Kiliçdaroglu, le chef du CHP, 73 ans, brûle d’envie de se présenter mais, malgré son image d’homme politique intègre, il est loin de faire l’unanimité. Son appartenance à la minorité alévie (une branche hétérodoxe de l’islam) ne le place pas en position de favori auprès de l’électorat conservateur et pieux issu de la majorité sunnite. Les ultranationalistes le respectent mais peut-être pas au point de voter pour lui. Et les électeurs kurdes, environ 10 millions de personnes, ne semblent guère séduits par les discours sans relief de ce vieux routier de la politique turque, peu enclin à questionner les tabous immuables du kémalisme, au premier chef la question kurde.

A l’inverse, Ekrem Imamoglu coche toutes les cases du parfait candidat, adulé des kémalo-nationalistes, respecté par les islamistes, décrit comme consensuel par les Kurdes. Jusqu’ici, il se tenait en retrait, concentré sur son mandat de maire, évitant d’afficher la moindre ambition présidentielle. Sa tournée dans la région de la mer Noire le place en position de favori de l’élection de juin 2023. « A travers ce déplacement, il a envoyé le message suivant à la coalition de l’opposition : nommez-moi, la population le veut », a estimé le chroniqueur politique pro-AKP Abdulkadir Selvi sur la chaîne de télévision CNN Türk, le 6 mai.

De quoi donner des sueurs froides au président turc, actuellement en perte de vitesse dans les sondages. Selon une enquête publiée en avril par la société Metropoll, si la présidentielle avait lieu ces jours-ci et si 10,3 % des électeurs demeurent indécis, Imamoglu l’emporterait haut la main au second tour, avec 49,7 % des suffrages contre 40 % pour Erdogan.

Le Monde, 12 mai 2022, Marie Jégo

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