Élections en Turquie: ce qu’il peut se passer, en cinq scenarii – Ariane Bonzon / SLATE.FR

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La composition du nouveau Parlement, qui sortira des urnes dimanche 14 mai, influencera les résultats d’un éventuel second tour de la présidentielle opposant Recep Tayyip Erdoğan à Kemal Kılıçdaroğlu. Par Ariane Bonzon sur Slate.fr, le 10 mai 2023.

À quatre jours du premier tour de la présidentielle turque, les deux principaux candidats, le charismatique autocrate islamo-nationaliste Recep Tayyip Erdoğan et le placide, sans grand éclat mais non sans malice serviteur de l’État laïque et opposant Kemal Kılıçdaroğlu, monopolisent toute l’attention. La présence de deux autres «petits» candidats (Muharrem İnce et Sinan Oğan) parasite un peu le duel, diminuant les chances que l’un des deux principaux candidats obtienne la majorité absolue (plus de 50%) dès le premier tour, prévu dimanche 14 mai. Un second tour s’imposerait alors: il devrait prendre place le 28 mai –il s’agit d’un scrutin majoritaire uninominal à deux tours, comme en France.

Mais ce dimanche 14 mai a aussi lieu un autre vote, dont on parle beaucoup moins alors qu’il est tout aussi crucial pour l’avenir de la démocratie turque. En effet, ce jour-là, les électeurs doivent également renouveler le Parlement lors d’un scrutin proportionnel plurinominal à un tour. Un parti doit recueillir au moins 7% des voix à l’échelle nationale lors de ces législatives pour pouvoir être représenté par des élus. Des alliances sont possibles, plusieurs formations présentant une liste commune de candidats dans chaque circonscription.

La composition du nouveau Parlement qui sortira des urnes le 14 mai influencera certainement les résultats de l’éventuel second tour de la présidentielle quatorze jours plus tard, en particulier si la formation de Recep Tayyip Erdoğan, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-nationaliste, au pouvoir depuis 2002), remporte les législatives.

Ces dernières sont assez ouvertes. La coalition de l’AKP avec son allié ultra-nationaliste d’extrême droite, le Parti d’action nationaliste (MHP), bat de l’aile; la gauche pro-kurde et écologiste se présente comme la troisième force, ce qui peut interdire la formation d’une majorité parlementaire. Et les Turcs ne seront sans doute pas trop tentés par une cohabitation. Autrement dit, si dimanche 14 mai, l’Alliance populaire qui soutient Recep Tayyip Erdoğan devait tenir le Parlement, ce serait une chance de plus pour le «Reïs» de se faire réélire le 28.

Difficile cependant de faire des pronostics. D’abord, parce que les sondages varient et sont diversement fiables. Ensuite, parce que la campagne électorale aura été tout sauf équitable, profitant au pouvoir en place. Enfin, en raison des irrégularités, possiblement amplifiées, dans les régions sinistrées et sous état d’urgence, par le désordre causé par le double tremblement de terre de février (près de 3 millions de personnes ont perdu leur domicile), par les fraudes et par les manœuvres du pouvoir, qui instrumentalise les ressources étatiques pour cela.

Mais la société civile se mobilise, avec en particulier des milliers d’observateurs dispersés dans les quelque 190.000 bureaux de vote que compte le pays. Et l’opposition hétéroclite mais unie n’a plus rien à envier à la machine à gagner les élections qu’était l’AKP: elle s’est aussi professionnalisée en matière de communication politique.

S’il est difficile d’anticiper les résultats, on peut cependant dégager cinq scenarii possibles.

Scénario 1: Erdoğan est réélu pour un troisième mandat et son Alliance populaire obtient la majorité parlementaire

Ce serait la poursuite de la situation actuelle, avec un risque d’accentuation de l’autoritarismeSon positionnement islamo-nationaliste serait renforcé du fait de la présence dans l’alliance, aux côtés de l’AKP (sans grande autonomie par rapport à Recep Tayyip Erdoğan) et du MHP (extrême droite ultra-nationaliste minée par la mafia), du Nouveau Parti du bien-être (YRP, islam politique), du Parti de la cause libre (Huda-Par, islamiste kurde) et du Parti de la grande unité (BBP, extrême droite islamo-nationaliste), trois petites formations radicales qui feront inévitablement pencher la balance à l’extrême droite islamiste, anti-occidentale et nationaliste.

Scénario 2: Erdoğan est élu mais l’opposition, l’Alliance de la nation, est majoritaire au Parlement

Nous serions face à une situation compliquée: un président aux pouvoirs très importants, qui s’appuie sur un appareil étatique et judiciaire à sa main, face à un Parlement hostile dans lequel les partis d’opposition dominent.

Étant donné le régime présidentialiste en place, le président devrait arriver à imposer son pouvoir, en jouant des contradictions de l’Alliance de la nation. Ce cartel de six partis est en effet très hétéroclite. Autour du Parti républicain du peuple (CHP, laïque et souverainiste, avec une composante sociale-démocrate) sont regroupées différentes sensibilités: ultra-nationalistes d’extrême droite (le Bon Parti, İYİ), militants de l’islam politique (Parti de la félicité, SP), ainsi que libéraux-conservateurs –Parti de la démocratie et du progrès (DEVA), Parti de l’avenir (GP) et Parti démocrate (DP).

Scénario 3: Kemal Kılıçdaroğlu est élu mais c’est l’Alliance populaire, dirigée par l’AKP, qui reste majoritaire au Parlement

Le nouveau président serait largement entravé, avec un risque de conflit majeur. Il bénéficierait cependant du régime présidentialiste qui lui donne beaucoup de pouvoir et lui permet de passer outre le Parlement.

Le passage d’un régime présidentialiste à un régime parlementaire est l’une des promesses de l’opposition. Mais on peut se demander si le nouveau président serait prêt à se défaire de ses prérogatives face à un Parlement aux mains de ses adversaires.

Scénario 4: Kemal Kılıçdaroğlu est élu et l’Alliance de la nation, qu’il dirige, remporte la majorité parlementaire

On s’orienterait sans doute vers une parlementarisation progressive, car il n’y a pas de Premier ministre, avec quelques difficultés du fait du peu de cohérence de cette nouvelle majorité, l’Alliance de la nation.

Une fois l’objectif commun de faire tomber Recep Tayyip Erdoğan atteint, la fragilité et les difficultés au sein de ce cartel de six partis vont apparaître, sur la question kurde en particulier, pierre d’achoppement avec le Bon Parti (extrême droite ultranationaliste), qui suit une ligne dure à l’égard du Parti démocratique des peuples (HDP, autonomiste kurde), hors alliance mais partenaire important de Kemal Kılıçdaroğlu. Or, avec la remise sur pied de l’économie turque, c’est bien à la question kurde que l’opposition devra donner une réponse négociée et démocratique.

Scénario 5: Kemal Kılıçdaroğlu est élu, mais aucune majorité ne se dégage au Parlement

Ni l’Alliance populaire, dirigée par l’AKP, ni l’Alliance de la nation dirigée par le CHP, le parti du nouveau président, n’ont obtenu la majorité du fait de la présence au Parlement de candidats appartenant à d’autres formations, et notamment au Parti de la gauche verte (YSP) sous la bannière duquel les candidats pro-kurdes affiliés au HDP (sous le coup d’une procédure d’interdiction) se sont présentés.

Là aussi, on s’orienterait vers une parlementarisation progressive, mais le régime serait beaucoup plus instable, sauf si une coalition se formait progressivement. Kemal Kılıçdaroğlu pourrait là encore trouver du bon dans le régime présidentialiste voulu par son prédécesseur, dans la mesure où il lui donne une grande latitude de décisions et d’actions, sans avoir à passer par le Parlement.

Erdoğan acceptera-t-il les résultats des urnes?

En cas de victoire de Recep Tayyip Erdoğan à l’élection présidentielle, la Turquie poursuivra dans la voie de la «démocratie illibérale», de l’autocratie, avec d’importants troubles si l’AKP n’obtient pas la majorité aux législatives.

Si c’est le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu qui est élu, la Turquie pourra s’engager dans la voie d’un retour à la démocratie libérale ainsi qu’au régime parlementaire. Mais les tensions qui traversent la société turque, le narratif anti-occidental et la polarisation, voire la militarisation, dont elle a été l’objet ces quinze dernières années vont rendre les choses difficiles. Elle aura cependant apporté la preuve qu’un peuple peut se débarrasser d’un autocrate par les urnes.

Reste la grande question qui divise les analystes et les experts: s’ils perdent, Recep Tayyip Erdoğan et son entourage accepteront-ils les résultats des urnes?

Les avis sont divers. Pour certains, comme le professeur Cenan Ciddi, «si la défaite semble imminente, les juges et les officiels chargés des élections restés loyaux au président pourraient bien inverser la donne. […] Recep Tayyip Erdoğan peut même se tourner vers la police et les forces armées.»

Pour d’autres, telle la politiste Aslı Aydıntaşbaş, le président Erdoğan, qui déclare régulièrement que «la démocratie commence dans les urnes et se manifeste par les urnes», a «bâti sa légitimité sur les élections, [et] ne pourra pas contester le résultat si la victoire de l’opposition est nette». Un journaliste français longtemps en poste en Turquie estime quant à lui, sous couvert d’anonymat, qu’«Erdoğan est fini. Il n’a plus les ressorts pour contrer une défaite. Imaginer que celle-ci pourrait le conduire à des actions violentes est ridicule.»

En vérité, seul un score franc et net au profit de l’opposition dès le premier tour, c’est-à-dire dès ce dimanche 14 mai, écarterait toute contestation. Si les marges sont étroites et qu’un second tour présidentiel est nécessaire, c’est la porte ouverte à encore plus de manipulations, de tensions et de pressions de toutes sortes.

Par Ariane Bonzon sur Slate.fr, le 10 mai 2023.

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