«En Turquie, la défiance à l’égard de l’Occident transcende les clivages politiques» – Le Figaro/Ronan Planchon

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ENTRETIEN – « La Turquie s’apprête à lancer une opération militaire en Syrie, dans l’optique de faire reculer les forces kurdes. En difficulté à un an de l’élection présidentielle, Recep Tayyip Erdogan cherche à raviver le sentiment nationaliste, explique Fabrice Balanche » dit Ronan Planchon dans Le Figaro du 6 juin 2022.

Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon 2 et chercheur associé au Washington Institute (think-tank).

LE FIGARO. – Depuis plus d’une semaine, Erdogan menace d’une nouvelle offensive en Syrie, qui, selon le président turc, permettrait de viser les combattants kurdes qu’il qualifie de terroristes. Comment l’interpréter ?

Fabrice BALANCHE. – Le principal objectif de la Turquie en Syrie, depuis son rapprochement avec Moscou en août 2016, n’est plus la chute de Bachar al-Assad, mais de détruire le projet d’autonomie kurde. Ankara considère qu’un proto-Etat kurde dans le Nord de la Syrie constitue une menace pour l’intégrité territoriale de la Turquie, car Erdogan a peur que cela n’encourage le séparatisme des Kurdes de Turquie. Qui plus est, l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) est protégée par la milice YPG qui possède des liens étroits avec le PKK. Ces mêmes YPG constituent la colonne vertébrale des Forces démocratiques syriennes, principal allié de la Coalition Internationale contre Daech en Syrie, sans qui la libération du Nord-Est syrien n’aurait pas été possible. Cette guerre contre le terrorisme, toujours en cours, a coûté à la vie à 11.000 combattants kurdes, permettant ainsi à la Coalition Internationale de préserver ses hommes. En échange les Kurdes espéraient être soutenu dans leur revendication nationale. Cependant, lorsque la Turquie a envahi le district kurde d’Afrin en 2018 et ensuite ceux de Ras al-Aïn et de Tel Abyad, en 2019, les Occidentaux ont laissé faire. Ces deux offensives se sont faites en concertation avec la Russie qui en échange a obtenu pour le régime de Bachar al-Assad des compensations territoriale au détriment des rebelles à Idleb.

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Erdogan veut créer une ceinture de sécurité de 30 km au sud la frontière turque. Dans le Nord-Est, cela signifie l’élimination de la population kurde, et pas seulement de la milice YPG, remplacée par des populations arabes venues d’Idleb. En fait, Erdogan veut construite une ceinture arabe et islamiste dans le Nord de la Syrie, de la Méditerranée au Tigre. Elle est déjà constituée dans le Nord-Ouest, entre Idleb et Jerablous, région sous protectorat turc. La Turquie y puise à loisir des mercenaires pour faire le coup de feu contre les Kurdes syriens mais aussi pour supporter les interventions turques en Libye et celle de son allié azéri contre les Arméniens du Karabagh. Le régime d’Erdogan a ainsi réinstauré le corps des bachi-bouzouks de l’époque ottomane, connu pour leur indiscipline et leur gout pour le pillage. Ce sont eux qui constituent l’Armée Nationale Syrienne, avec laquelle la Turquie contrôle le Nord-Ouest du pays. Eux et leurs familles sont les premiers bénéficiaires des terres et des immeubles volés aux Kurdes à Afrin et Ras al-Aïn.

La Turquie a également bloqué la candidature de la Suède et de la Finlande à l’Otan faut-il y voir une volonté de raviver les tensions avec l’Occident ?

Officiellement, Erdogan refuse leur adhésion car ces deux pays soutiendraient la cause kurde. C’est un prétexte pour rappeler aux Américains et aux Européens qu’il faut choisir entre défendre les Kurdes au Moyen-Orient ou contrer l’expansion de la Russie en Europe. Il existe, bien sûr, d’autres intérêts telle que la levée des sanctions américaines sur l’armement à destination de la Turquie. Après avoir acquis des missiles sol-air S 400 russes, la Turquie s’est retrouvée au ban de l’Otan. Elle n’a jamais accepté de renoncer à cet achat et persiste à vouloir les mettre en action. Par conséquent les États-Unis ont interrompu la participation de la Turquie dans de nombreux programmes militaires, tel que celui du nouvel avion de combat F35. Erdogan espère donc profiter du besoin de renforcement de l’Otan pour frapper les Kurdes et obtenir sa réintégration dans les programmes militaires de l’Otan mais sans renoncer aux missiles russes.

« Erdogan doit affronter un grave mécontentement social lié à sa mauvaise gestion de la crise sanitaire et surtout à l’ampleur de la crise économique. » Fabrice Balanche

On peut aussi se poser la question d’une éventuelle collusion avec la Russie dans ce véto turc. Depuis 2016, la stratégie turque consiste à faire monter les enchères des deux côtés. Elle peut paralyser le fonctionnement de l’Otan pour le compte de la Russie. Mais elle peut aussi s’aligner sur l’Otan pour gêner la Russie : la fermeture du Bosphore et des Dardanelles aux bateaux militaires russes. Le président turc n’agit que dans l’intérêt égoïste de la Turquie. Il s’efforce de tirer profit des Occidentaux qui ont peur de le voir basculer complètement dans l’alliance eurasiatique menée par le tandem Chine-Russie.

Quel est l’intérêt du pouvoir turc?

Erdogan a en ligne de mire les élections parlementaires et présidentielles de juin 2023 qui s’annoncent compliquées pour l’AKP, son parti. Mais ces élections pourront-elles se dérouler librement ? Le régime turc est devenu des plus autoritaires : les médias sont muselés, des journalistes et les politiciens de l’opposition sont jetés en prison sous prétexte d’intelligence avec le terrorisme, des milliers de juges et de fonctionnaires ont été démis de leurs fonctions, etc. L’élection d’un candidat d’opposition à la mairie d’Istanbul en 2020 est l’arbre qui cache la forêt. Cependant, depuis deux ans, Erdogan doit affronter un grave mécontentement social lié à sa mauvaise gestion de la crise sanitaire et surtout à l’ampleur de la crise économique. Or, l’inflation galopante est aujourd’hui accentuée par la crise ukrainienne. La sécurité énergétique est menacée par sa forte dépendance vis-à-vis de la Russie. Enfin, son rêve de devenir un carrefour énergétique entre la Russie et l’Europe avec South Stream s’est évanoui.

Par conséquent, la Turquie cherche à obtenir des compensions financières des membres de l’Otan. Elle met dans la balance le coût de son engagement en faveur de l’Ukraine, en plus de celui de l’entretien des millions de réfugiés syriens, afghans, irakiens qui attendent de pouvoir traverser la mer Egée. Même s’il est clair que la Turquie ne rentrera jamais dans l’Union Européenne, le processus d’adhésion est toujours en cours, ce qui lui permet de recevoir des milliards de subventions de Bruxelles, en plus de l’aide pour l’accueil des réfugiés. Enfin, Erdogan exige que les visas d’entrée dans l’UE pour les Turcs soient levés, comme Bruxelles s’y était engagé en mars 2016, lors de la signature de l’accord migratoire, mais qui a finalement été repoussé.

Erdogan affrontera les urnes dans un an, en juin 2023, au cours d’élections présidentielle et législatives qui s’annoncent risquées pour lui.

En février dernier, six partis d’oppositions ont constitué une alliance électorale en vue des élections présidentielles et législatives de juin 2023. Cette alliance va du parti kémaliste (CHP) aux dissidents de l’AKP dont Ahmet Davutoglu, l’ancien ministre des affaires étrangères d’Erdogan. Cependant, le HDP, le parti pro-kurde, reste à l’écart. Les derniers sondages indiquent qu’Erdogan serait battu au deuxième tour face à un candidat de l’opposition[1]. Mais encore faut-il que les élections puissent se dérouler librement. Il ne faut pas oublier que les médias sont désormais aux ordres du pouvoir ainsi que la justice. Les principaux leaders de l’opposition sont sous la menace d’incarcération pour injures ou liens avec des organisations terroristes. Le HDP est particulièrement frappé puisque nombre de députés et des militants sont en prison. Néanmoins, si la situation économique continue de se dégrader, l’AKP pourrait effectivement perdre le pouvoir.

La politique étrangère d’Ankara est-elle dictée par la politique intérieure, dans un contexte d’inflation galopante ?

La livre turque (LT) n’en finit pas d’être dévaluée : en mai dernier la LT a atteint le seuil symbolique de 15 LT pour un 1 dollar, en cinq la valeur de la devise turque par rapport au dollar a été divisée par cinq. La dévaluation s’accélère car Erdogan refuse d’augmenter les taux d’intérêt pour sauvegarder la croissance économique et la capacité d’emprunt des ménages. Mais dans un contexte de renchérissement des matières premières et énergétiques les prix à la consommation explosent. L’inflation dépasse les 70% sur une année et près de 100% pour les produits alimentaires. La hausse des prix de l’énergie a conduit le gouvernement à augmenter récemment de 40% les tarifs du gaz et de l’électricité. La Turquie est très dépendante de la Russie pour ses besoins énergétiques (45% des importations de gaz) et alimentaires (70% du blé). Elle n’a donc pas voté de sanctions économiques pour ménager son économie et bien sûr sa relation avec Moscou.

« L’opposition turque est très critique à l’égard d’une politique étrangère jugée populiste et aventureuse. » Fabrice Balanche

Selon les statistiques officielles le taux de chômage serait de 12% en 2021, il serait en baisse grâce au retour à la normale après la pandémie qui a durement frappé l’économie turque. Cependant, des voix s’élèvent pour dénoncer un mode de calcul tronqué qui ne prendrait en compte que moins de la moitié des chômeurs. Dans ce contexte l’accueil de près de 4 millions de réfugiés syriens apparaît désormais comme une lourde charge pour le pays. Dans le Sud-Est de la Turquie, où se concentrent les réfugiés, mais aussi à Istanbul, les Syriens sont victimes de fréquentes agressions. La population réclame leur retour de force ou de les laisser passer en Europe. Erdogan justifie ainsi sa stratégie de zone de sécurité pour y renvoyer les réfugiés syriens. En 2018, il avait même demandé à l’Union Européenne de financer la construction de villes et de villages dans le Nord de la Syrie dans cet objectif. C’est une autre raison pour laquelle, Erdogan doit ménager la Russie. Si cette dernière décide de lancer l’offensive sur la poche jihadiste d’Idleb, ce sont au minimum deux millions de personnes supplémentaires qui seront déplacées et qui voudront traverser la frontière turque. Le mur qu’elle a construit peut dissuader les passages individuels mais pas un flot de population apeurée par les bombardements. La Turquie est également victime d’un chantage migratoire par la Russie.

Quel regard porte l’opposition sur la politique étrangère turque ?

L’opposition turque est très critique à l’égard d’une politique étrangère jugée populiste et aventureuse. Elle considère que l’absolutisme d’Erdogan est responsable de cette dérive. Le fait de revenir à un régime parlementaire permettrait de redonner le pouvoir aux institutions. Elle promet de meilleures relations avec les pays voisins. Ahmet Davotoglu, lorsqu’il était ministre des affaires étrangères, était le chantre du « zéro problème avec les voisins ». Cela correspond également à la traditionnelle politique kémaliste de prudence vis-à-vis du Moyen-Orient.

Cependant, les différents partis possèdent des divergences à l’égard de la crise syrienne. Le parti kémaliste souhaite rétablir de bonnes relations avec Bachar al-Assad. Il considère que la stabilisation du pays est la meilleure solution pour que les réfugiés syriens puissent retourner chez eux. En revanche les partis islamistes, comme celui d’Ahmet Davotoglu, sont opposés à cette normalisation, considérant que Bachar al-Assad a trahi les valeurs de l’Islam en réprimant son peuple. Quant au HDP, il soutient le projet d’autonomie kurde en Syrie, contrairement aux autres partis d’opposition. Les interventions militaires turques contre les Kurdes en Syrie n’ont pas entraîné pas de réprobation de leur part du reste.

« Les Turcs pensent que l’Occident agit contre la Turquie, qu’il s’efforce de minorer sa place dans le monde. » Fabrice Balanche

À l’égard de la relation avec la Russie, les États-Unis et l’Europe, nous n’avons pas de grande différence entre l’opposition et l’AKP. Un sondage réalisé par le think tank américain The Center for American Progress montre qu’il n’y a guère de différence entre les sympathisants de l’AKP et du CHP vis-à-vis de la relation avec l’Otan, la confiance dans les États-Unis et l’adhésion à l’Union Européenne. Paradoxalement, les sympathisants de l’AKP et le parti ultranationaliste (MHP) sont plus attachés à l’OTAN que ceux de l’opposition

Le sentiment que l’Occident agit contre la Turquie traverse-t-il la société turque ?

C’est un sentiment effectivement partagé par une large part de la population. À propos de la guerre en Ukraine, 33,7% des Turcs pensent que la Russie est responsable du conflit tandis que 48,3% pensent que la faute incombe aux États-Unis et à l’Otan. Il existe une réelle défiance à l’égard de l’Occident qui transcende les clivages politiques en Turquie. Les Turcs pensent que l’Occident agit contre la Turquie, qu’il s’efforce de minorer sa place dans le monde. Ce sentiment puise ses racines dans l’histoire turque depuis le déclin de l’Empire Ottoman au XIXe siècle, le syndrome du traité de Sèvre en 1920, où après l’Empire, c’est le territoire turc actuel qui a failli être complètement démembré. Erdogan dénonce régulièrement les traités inégaux dont la Turquie aurait été victime : le traité de Lausanne en 1923 qui lui a permis de récupérer la Cilicie, au détriment des Arméniens, mais où elle a dû renoncer aux îles de la Mer Egée au profit de la Grèce, ce qu’elle conteste aujourd’hui avec ces manœuvres agressives autour de l’île de Kastellorizo, pour agrandir son territoire maritime et sa zone économique exclusive.

Du côté de l’AKP, on dénonce la politique antimusulmane en Europe. Tandis que pour les kémalistes et le HDP l’Occident est responsable d’avoir favorisé l’arrivée au pouvoir des islamistes en Turquie. Les Turcs se sentent donc victimes de l’Occident. L’Eurasisme progresse dans la société et un tiers de la population pense que la priorité est de se tourner vers la Russie et la Chine. L’adhésion à l’Union européenne n’est plus une priorité pour la majorité des Turcs. C’est le produit d’un mélange de déception face à une adhésion sans cesse repoussée, le maintien des visas d’entrée dans l’UE et un traité migratoire jugé humiliant. Ce rejet de l’Occident est bien sûr encouragé par les médias à la solde du pouvoir qui justifient tous les déboires de la Turquie par ce «complot occidental» qui irait jusqu’au soutien des «terroristes» du PKK en Syrie.

Le Figaro, 6 juin 2022, Ronan Planchon, Photo/AFOLABI SOTUNDE/REUTERS

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