En Turquie, la douceur des montagnes rebelles de Dersim – Sevin Rey Sahin / LE MONDE

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Les paysages de Dersim, dans l’est de la Turquie, ont été le théâtre de l’histoire violente du peuple kurde, qui a longtemps payé de son sang ses velléités d’indépendance. Aujourd’hui, ses habitants, qu’a photographiés l’Allemande Miriam Stanke, placent leurs espoirs en Kemal Kılıçdaroğlu, principal opposant à Recep Tayyip Erdoğan dans la présidentielle dont on connaîtra l’issue le 28 mai. Par Sevin Rey Sahin dans Le Monde du 21 mai 2023.

Dersim, ses hautes montagnes, aux cimes parsemées de tours de guet, sa rivière, Munzur, verdoyante, autrefois rougie par le sang de milliers de victimes. Dersim, terre de révoltes et d’oppression, une patrie dont le nom, telle une étiquette qui colle à la peau, dit tout de vos passé, croyances et confession. « Je suis Kemal de Dersim », répète depuis des années Kemal Kılıçdaroğlu, le rival de Recep Tayyip Erdoğan à l’élection présidentielle turque.

Le chef de file du Parti républicain du peuple vient d’une famille pauvre issue de cette région montagneuse, située à l’est de la Turquie et à 500 kilomètres de la frontière arménienne, où vivent principalement des Kurdes alévis. Culte syncrétique et hétérodoxe issu du chiisme, mais aussi du zoroastrisme et du chamanisme anatolien, l’alévisme est ostracisé. Ses adeptes, représentant environ 15 % de la population turque, sont considérés comme des hérétiques depuis l’Empire ottoman.

« Je suis alévi », a pourtant osé déclarer Kemal Kılıçdaroğlu sur son compte Twitter le 19 avril. Une première en cent ans de République turque. Un alévi de Dersim : c’est plus qu’un symbole, une révolution. En 2014, lorsqu’elle entend parler de Dersim et des alévis pour la première fois, Miriam Stanke, née en 1983, alors étudiante en photographie documentaire, est « fascinée par cette communauté qui vénère la nature dans cette enclave de résistance où l’on s’est toujours battu pour défendre son identité ».

Hostiles au pouvoir central

Pendant trois mois, la photographe allemande arpentera la région avec son appareil argentique. Sa série intitulée Et la montagne dit à Munzur, toi, rivière de mes larmes met en scène avec poésie le quotidien et les rituels dans ces montagnes où ont été écrites les pages les plus sombres de l’histoire turque.

Sous l’Empire ottoman, sur ces sommets culminant à plus de 3 000 mètres, vivent en quasi-autarcie des tribus kurdes alévies hostiles au pouvoir central. Lorsque, dans les années 1920, Mustafa Kemal Atatürk entreprend de turquiser sa jeune nation, il craint l’esprit contestataire des Kurdes de Dersim. Il y fait entrer la République et ses lois à travers la construction de ponts, d’écoles et d’hôpitaux.

En 1935, le nom de Dersim est turquisé en Tunceli (« main de bronze »). La même année, une loi force les Kurdes à migrer dans des régions à majorité turque. Les chefs tribaux s’y opposent en incendiant un pont et un commissariat en mars 1937. La réponse de l’Etat sera d’une grande violence.

Jusqu’en décembre 1938, des villages entiers sont bombardés, les grottes où se réfugient les victimes sont incendiées, des enfants kurdes sont enlevés pour être placés dans des familles turques. Le bilan officiel est de 16 000 morts. « Dersim est une mémoire honteuse pour le pouvoir kémaliste », résume Hamit Bozarslan, docteur en histoire et en sciences politiques à l’Ecole des hautes études en sciences sociale.

Refuge de combattants

A partir des années 1970, ces montagnes et l’esprit rebelle de Dersim attirent les dissidents politiques de gauche, avant de devenir le refuge des combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan livrant une lutte armée contre les militaires turcs. Dans cette autre guerre, la population locale est encore une fois forcée d’abandonner cette nature sacrée.

Avec une esthétique digne d’un film de Nuri Bilge Ceylan, Miriam Stanke rend hommage à cette nature. « Ce calme, ce contraste entre la beauté des paysages et le trauma collectif m’ont beaucoup marquée. Ce qui frappe, c’est cette poésie qui semble l’emporter sur tout », souligne-t-elle. Dans la croyance alévie, tous les éléments de la nature ont une âme, sont célébrés dans des chants, des danses, des poèmes. « Les lieux de pèlerinage peuvent être une roche, une source, un arbre, une rivière », assure Miriam Stanke. Ici, cette nature est aussi une fierté et un « témoin silencieux du passé ».

Quatre-vingt mille personnes habitent encore la région. Beaucoup sont parties, mais celles qui restent le font par choix. Dans les portraits de femmes, on lit une grande détermination, « elles sont très attachées à leur culture, à leurs tenues traditionnelles, à leurs terres mais aussi à leur indépendance, certaines ne souhaitent pas se marier pour rester libres », affirme Miriam Stanke. Dans les regards, on retrouve aussi l’espoir. « Tous imaginaient alors que les souffrances étaient derrière eux », se souvient Miriam Stanke.

Lorsqu’elle a réalisé son reportage, en 2014, le Parti démocratique des peuples, issu du mouvement politique kurde, était en pleine ascension. Aujourd’hui, son président, Kemal Kılıçdaroğlu, doit affronter le 28 mai Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir à Ankara depuis vingt ans, dans un second tour de l’élection présidentielle. Un Kemal, comme le fondateur de la République turque, mais un Kemal de Dersim.

Voir des photos de Dersim dans le site de Miriam Stanke.

Par Sevin Rey Sahin dans Le Monde du 21 mai 2023.

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