En Turquie, les limites de l’équilibrisme en diplomatie / Nicolas Bourcier / LE MONDE

Must read

Le Monde, le 22 mai 2025

Si l’engagement de Recep Tayyip Erdogan en faveur d’un monde multipolaire est compréhensible, alors que les grandes puissances deviennent de moins en moins fiables, sa diplomatie transactionnelle n’a fait avancer aucun des intérêts nationaux les plus urgents du pays.

La semaine avait pourtant bien commencé pour Recep Tayyip Erdogan. Le 12 mai, après quarante et une années de guerre et plusieurs cycles de négociations lancés par son gouvernement, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé organisation terroriste en Turquie, a annoncé sa dissolution depuis sa base arrière, dans les monts Qandil, au nord de l’Irak. Le Pakistan, de son côté, a remercié Ankara pour ses efforts de médiation dans sa crise avec l’Inde. Et, le lendemain soir, les présidents américain, Donald Trump, et syrien, Ahmed Al-Charaa, ainsi que le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, tous trois réunis à Riyad, ont ressenti le besoin d’appeler leur ami commun à Ankara.

L’occupant de la Maison Blanche venait de lever les sanctions américaines contre la Syrie. Une décision attendue par le nouvel homme fort de Damas ainsi que par le pouvoir turc, en raison de sa proximité avec son voisin, de ses appétits économiques, mais aussi de son souhait de résorber l’épineuse question migratoire. Il se dit même qu’en plus des hommes d’affaires américains, M. Erdogan lui-même aurait persuadé M. Trump d’agir en ce sens. La presse turque progouvernementale a immédiatement diffusé la photo sur laquelle les trois dirigeants, assis autour d’une « pieuvre » téléphonique, échangeaient avec le palais d’Ankara. De quoi conforter la stature du président, le « dünya lideri », le leader mondial, comme le surnomment ses partisans.

Soutenir Kiev sans fâcher Moscou

Le sommet d’Istanbul entre Russes et Ukrainiens, vendredi 16 mai, devait parachever de façon flamboyante le grand retour, entamé il y a quelques années, du chef de l’Etat turc sur la scène internationale. Mais son « cher ami » Vladimir Poutine ne l’a pas entendu de cette oreille. La conférence, qui avait suscité l’espoir d’un tournant dans la guerre en Ukraine, n’a pas abouti. Malgré les bons offices de la Turquie, il est même difficile de parler de l’amorce d’une véritable négociation.

Lire aussi | L’Ukraine et la Russie échouent à s’accorder sur un cessez-le-feu à Istanbul

Le quotidien à grand tirage et principal porte-voix du pouvoir islamo-conservateur, Sabah, a eu beau titrer « Bonne nouvelle après les pourparlers de paix : le monde a suivi la Turquie », le chef de l’Etat n’a pas réussi à faire se rencontrer les présidents russe et ukrainien. C’est Donald Trump, absent lui aussi, qui a appelé les protagonistes à son retour à Washington, sans mentionner la Turquie.

On touche peut-être là aux limites de l’exercice : engagé dans un difficile jeu d’équilibre diplomatique – soutenir Kiev sans fâcher Moscou –, le chef de l’Etat turc a certes réussi l’exploit de ne s’aliéner, au fil des années, aucune des parties en conflit. Il n’en a pas moins exposé certaines de ses faiblesses. Entre la Russie, son principal fournisseur d’énergie, l’Ukraine, son meilleur partenaire pour l’industrie de défense, et la coalition anti-Poutine de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Recep Tayyip Erdogan a tout misé sur une diplomatie transactionnelle, avec ses risques, ses désenchantements et ses petits calculs politiciens.

« N’abandonner ni Kiev ni Moscou » et « ne pas céder sur les intérêts de la Turquie », avait-il résumé dès le premier jour de la guerre, le 24 février 2022. Or, comme le souligne Mustafa Kutlay, dans la revue Foreign Affairs, l’ambition transactionnelle de la diplomatie d’Ankara est compliquée par le fait que la Turquie n’est pas un pays non aligné comme les autres.

Bien que ses dirigeants courtisent des institutions comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, rejoints par cinq autres membres) ou l’Organisation de coopération de Shanghaï, la Turquie demeure membre de l’OTAN, de l’union douanière de l’Union européenne (UE), du Conseil de l’Europe et candidate à l’adhésion à l’UE. Ces engagements suscitent des attentes envers la Turquie, et toute autre orientation a des conséquences. Après avoir signé l’achat de missiles S-400 à la Russie en 2017, Ankara a été exclu du programme d’avions de combat F-35 de l’Alliance atlantique.Et, après des années de relations erratiques et tendues avec ses voisins, elle n’a pas été invitée à participer au Forum du gaz de la Méditerranée orientale.

Accords sommaires

L’engagement de la Turquie et d’autres puissances moyennes en faveur d’un monde multipolaire est compréhensible, alors que les grandes puissances deviennent de moins en moins fiables. Mais une recherche excessive d’autonomie est aussi porteuse de risques. Plutôt que de collaborer à des objectifs communs, les deux parties se contentent souvent d’accords sommaires. L’exemple du pacte migratoire signé en 2016 avec Bruxelles est frappant : en échange de l’engagement turc de retenir les Syriens sur son sol, l’UE fournit des fonds pour compenser les coûts, et tolère tacitement la régression des normes démocratiques en Turquie.

Lire aussi (2017) | Quel est le bilan du pacte migratoire UE-Turquie au bout d’un an ?

D’ailleurs, cette diplomatie transactionnelle n’a fait avancer aucun des intérêts nationaux les plus urgents du pays. Les discussions avec Bruxelles sur les projets de modernisation de l’union douanière durent depuis dix ans sans la moindre avancée. D’un point de vue énergétique, Ankara n’a pas réglé sa dépendance à l’égard de blocs rivaux. Et les investissements étrangers peinent à retrouver des niveaux suffisants, en partie à cause des troubles politiques internes.

Recep Tayyip Erdogan est un dirigeant qui pratique au plus haut degré le pragmatisme. C’est un homme qui observe attentivement ce qu’il se passe dans la région et dans son pays avec un degré d’autoritarisme toujours plus prononcé. En mars, il n’a vu d’autre solution que de faire arrêter son principal opposant, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, qui reste incarcéré, pour l’éliminer. C’était sa réponse aux mauvais sondages qui indiquent le basculement de larges pans de la société contre sa politique. Le président turc peut se consoler en se disant qu’il a encore des amis ailleurs. A la Maison Blanche, au Kremlin et à Kiev. En Europe, peu de voix se sont élevées contre ses agissements. Pour combien de temps ?

Lire aussi | En Turquie, onde de choc après l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, principal rival de Recep Tayyip Erdogan

Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

More articles

Latest article