En Turquie, « Maras l’héroïque » en plein doute – Nicolas Bourcier / LE MONDE

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Fief historique du parti de Recep Tayyip Erdogan, la ville de 1,2 million d’habitants a été ravagée par le séisme du 6 février, dont l’épicentre se trouvait à une dizaine de kilomètres. En baisse dans les sondages au niveau national, l’AKP semble ici mieux résister qu’ailleurs, même si nombre d’électeurs prennent leurs distances à deux mois d’élections cruciales. Nicolas Bourcier rapporte dans Le Monde du 16 mars 2023.

Sur la carte du tremblement de terre du 6 février, Kahramanmaras dessine des contours singuliers. La grande ville de ce Sud profond de la Turquie est en miettes, ravagée tel un champ de bataille où le ballet incessant des pelleteuses et des camions-bennes semble bien en peine de venir à bout de la mer de gravats et de poussières. Autrefois locomotive industrieuse de la région, cette cité tentaculaire, étalée au pied des montagnes du Taurus avec son 1,2 million d’habitants, n’est plus que l’ombre d’elle-même, un monde à part et clos. Un mois après le séisme, on parle de plus de 12 000 morts, sur un total encore non définitif de 48 000 décès dans tout le pays, et de 120 000 personnes ayant fui la ville. Beaucoup plus, selon les observateurs sur place ou les rares institutions locales encore debout.

Ici, la vie est devenue incertaine depuis la catastrophe. A deux mois des élections présidentielle et législatives du 14 mai, aucune enquête d’opinion n’est venue sonder la ville. Comme partout dans la région, on s’interroge, peut-être même un peu plus qu’ailleurs.

Certes, celle que l’on a longtemps surnommée « la capitale des poètes » a toujours été une ville à part.Son nom, déjà, âpre et vindicatif, qu’elle a officiellement pris depuis 1973, celui de Kahramanmaras, c’est-à-dire « Marasl’héroïque », est une référence à la victoire contre les forces françaises d’occupation après la première guerre mondiale, même si tout le monde ou presque continue de l’appeler Maras (« marach » en français).

Le laboratoire de l’AKP

Par son passé aussi, sanglant et traumatique, avec le massacre de 1978, l’un des pires pogroms de l’histoire de la République turque, lorsqu’une foule de 15 000 à 20 000 personnes s’est ruée sur les hauteurs de la ville pour lyncher et brûler hommes, femmes et enfants de la communauté alévie, minorité progressiste et laïque, issue d’un islam hétérodoxe, aux cris de « Turquie musulmane ! ». Les autorités feront état d’une centaine de morts. Ils auraient été quatre à cinq fois plus nombreux, selon les sources.

Surtout, avec l’ascension de Recep Tayyip Erdogan, Maras est devenu l’un des fiefs de sa formation politique, l’AKP, le Parti de la justice et du développement. Avec ses usines textiles, sa fibre du petit commerce, ses échoppes à foison, la ville s’est transformée en laboratoire du mouvement islamo-conservateur. Sur fond de grands travaux, de clientélisme et de quadrillage des quartiers, l’AKP a mis en place tout un réseau d’aides et de contrôle de la petite classe moyenne, travailleuse et conservatrice, son vivier électoral. Soutenu en sous-main par les confréries religieuses, ou tarikat, qui tissent dans toute la région un puissant maillage de la société civile, le parti obtient depuis plus d’une décennie des résultats compris entre 60 % et 75 % des suffrages, sans compter les 10 % à 15 % de voix de ses alliés ultranationalistes.

Qu’elle n’a pas été alors la surprise et aussi la crainte des autorités de voir, dès le jour du séisme, le 6 février, une foule exprimer son exaspération devant l’absence totale d’aide des pouvoirs publics. Les vidéos et les messages critiquant l’inaction des dirigeants locaux et nationaux se sont multipliés à une vitesse totalement inédite sur les réseaux sociaux. Dans l’après-midi, la colère s’est même traduite par des jets de pierre contre le maire de Maras. Du jamais-vu.

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Il faudra trente heures avant que les premiers secours commencent à se déployer sur les amas de ruines. Trente heures où, à la colère, s’est ajoutée l’incompréhension : « Comment expliquer cette absence et ce vide des autorités alors que nous n’avions pendant tout ce temps que nos mains pour sortir les membres déchirés, les têtes écrasées et tous ces corps de nos proches sous les décombres ? Comment oublier tout ça ? Comment encore voter pour eux ? », dira d’un traitGül, une survivante, le regard perdu, l’esprit plongé dans les souvenirs de sa vieille boulangerie du marché couvert de Maras, aujourd’hui entièrement détruite.

Promesses de reconstruction

Après les premiers momentsde stupeur, les réseaux de l’AKP se sont pourtant activés. Contrairement à ce qu’il s’est passé dans d’autres villes, un nombre impressionnant de policiers et d’agents ont été placés dans les rues de la cité martyre.

Le président et son très droitier ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, sont venus à plusieursreprises. Les promesses de reconstruction et d’aides aux familles se sont succédé. Avec son slogan « Nous allons reconstruire Kahramanmaras ensemble », Recep Tayyip Erdogan a annoncé, le 28 février, la réalisation de « 83 000 logements et de 18 681 maisons de village » dans tout le district.

Il est revenu avec son partenaire de la coalition gouvernementale, l’ultranationaliste Devlet Bahçeli. Et puis, le 1er mars, cette scène, quasi surréaliste et qui en dit long sur le rapport à l’Etat, où l’on a vu le président marcher entre les tentes avant de sortir une liasse de billets de sa poche et de distribuer un à un les billets aux mains tendues devant lui.

Ayse hausse les épaules. Assise dans un des rares magasins d’alimentation ouverts dans le centre-ville, la jeune femme de 38 ans refuse elle aussi, comme la plupart des personnes interrogées pour ce reportage, de donner son nom. Elle dit simplement ne pas avoir perdu confiance en Erdogan. « Passé les premiers jours de colère, la situation s’est améliorée », assure-t-elle. Ayse en veut pour preuve les tentes distribuées un peu partout, la nourriture qui, de fait, est acheminée dans les campements de la ville. Electrice de l’AKP depuis son premier vote, mère de trois enfants, elle soutient, comme beaucoup d’autres habitants de Maras entendus ici et là, que « les autorités ne pouvaient pas faire mieux, vu la force du séisme et le nombre impressionnant de villes touchées ». Elle votera pour la coalition gouvernementale le 14 mai.

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A l’autre bout de la table, Nuri, 50 ans, opine du menton. Cet homme a tout perdu dans le séisme. Sa boutique de montres et d’accessoires de téléphone a disparu sous les décombres. Il affirme n’avoir aucune assurance mais prévoit de se rendre à la guilde des commerçants de la ville pour obtenir un pécule afin de payer un nouveau loyer et de relancer son petit business. « Il y a encore beaucoup à faire pour que la ville se relève, pour trouver une meilleure coordination pour les aides et accélérer le déblaiement des rues, mais on va y arriver, assure-t-il. Les gens vont revenir dans le droit chemin et voter Erdogan. Tout le monde sait que l’opposition, à sa place, n’aurait pas réalisé le dixième de ce qu’il a fait. » Et Nuri d’ajouter, crûment : « Personne ne mord la main de celui qui le nourrit. »

« Réseaux et clientélisme »

Ayhan, lui, est un militant des droits de l’homme de Maras, installé depuis des années à proximité, dans un village. Il connaît bien la ville. Il s’est occupé de plusieurs cas d’attaques racistes contre des réfugiés syriens ou contre des étudiants de gauche, organisées par des groupes nationalistes locaux. « La colère des premiers jours s’est estompée dès que les premières aides sont arrivées, explique-t-il. Ici, l’AFAD [l’organisme gouvernemental de gestion des catastrophes naturelles] travaille avec les communautés religieuses. »

Ayhan sait que les dernières enquêtes d’opinion sur le plan national indiquent une baisse notable des intentions de vote pour l’AKP et pour son président, une perte située entre 4 et 12 points selon les sondages. « Mais à Maras, les réseaux et le clientélisme sont trop forts, ils sont partout. Il y a peu d’espoir que cela change, seulement peut-être à la marge »,estime-t-il.

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Sur les hauteurs de la ville, au sommet de Yörükselim, l’un des quartiers qui a connu les horreurs de 1978, Müslüm Ibili veut croire le contraire. A 64 ans, la voix rauque et pénétrante, ce dede, chef spirituel et communautaire alévi, a ouvert, il y a six mois à peine, les portes du premier cemevi de l’histoire de la ville, une « maison de prière » où se déroulent les cérémonies religieuses. « Les temps changent, affirme-t-il. Avec la crise économique et l’inflation, il y a eu des signes de mécontentement, et ce bien avant le séisme. Des employés de la mairie, à peine quelques mois avant le tremblement de terre, avaient même manifesté pour la première fois à Maras. »

Pour lui, plus de la moitié de la population aurait déjà quitté la ville. « Ceux qui restent sont les plus pauvres, les plus dépendants aussi des aides de l’Etat. Mais eux, comme tous les autres, ont vu à quel point les autorités n’avaient rien préparé. Nous sommes sur la faille et nous le savons depuis six cents ans lorsqu’un tremblement de terre avait déjà tout rasé. De ça, ils se souviendront.  »

« Je n’en réfère plus qu’à Dieu »

Installé en face du dede, Baris Günes, un ingénieur textile de 31 ans, va dans le même sens. Il affirme qu’une méfiance envers l’Etat s’est installée. « On l’a vu avec les dons après le séisme, révèle-t-il. Personne n’a versé de l’argent aux organismes publics, tout est allé de la main à la main, directement aux associations locales ou aux secours sur place. »

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Gül, elle, attend toujours devant sa boulangerie détruite. Cette mère de famille et ses frères se relaient ainsi tous les jours devant les restes de leur antique four à pain. « Notre père nous a toujours obligés à voter pour Erdogan, mais c’est fini. » Les mots se heurtent dans sa bouche. Ils sont amers : « Le maire ne se balade plus qu’avec ses gardes du corps et le président promet, lui, que d’ici à un an tout sera reconstruit. Mais un an, c’est long, on va faire quoi d’ici-là ? Je n’attends plus rien de ce gouvernement, de plus personne d’ailleurs. Je n’en réfère plus qu’à Dieu. » Il est tard et Gül tourne le dos à son passé enseveli. Au loin, les pelleteuses et les camions-bennes se sont tus. « Maras l’héroïque » semble bien dans la peine.

Nicolas Bourcier rapporte dans Le Monde du 16 mars 2023.

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