En Turquie, nouvelle poubelle de l’Europe, le recyclage du plastique nuit gravement à la santé et à l’environnement – Le Monde

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« Dans un rapport publié mercredi, l’ONG Human Rights Watch dresse un état des lieux catastrophique dans un pays devenu la première destination des déchets des Vingt-Sept » rapporte Stéphane Mandard et Angèle Pierre dans Le Monde du 21 septembre 2022. 

Depuis que la Chine a décidé de ne plus être la poubelle du monde et d’interdire, en 2018, les importations de déchets plastiques, la Turquie est devenue la première destination des rebuts de l’Union européenne (UE). En 2020 et en 2021, elle a accueilli environ la moitié des déchets plastiques que les Vingt-Sept ne traitent pas sur leur propre territoire. Entre 2016 et 2020, les importations ont ainsi bondi de plus de 1 200 % pour atteindre désormais environ 450 000 tonnes par an.

L’organisation non gouvernementale (ONG) Human Rights Watch (HRW) a enquêté sur les conséquences sanitaires et environnementales de ce boom du recyclage du plastique en Turquie, pays qui peine déjà à absorber ses propres déchets, estimés à environ 5 millions de tonnes par an. « C’est comme s’ils nous empoisonnaient » : dans un rapport publié mercredi 21 septembre, HRW tire la sonnette d’alarme. Problèmes respiratoires, graves maux de tête, maladies de peau, manque d’équipements de protection, accès limité voire inexistant aux traitements médicaux, travail des enfants… Tout au long des 88 pages, l’ONG dresse un état des lieux catastrophique. Il concerne aussi bien les riverains que les travailleurs de ces installations de recyclage, qui se recrutent souvent parmi les populations les plus précaires (réfugiés, migrants en situation irrégulière).

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Selon les données du ministère turc de l’environnement, la Turquie compte plus de 1 800 installations de recyclage à travers le pays. HRW a mené ses investigations à Istanbul (12 % des installations) et à Adana (9 %). Ville du Sud de 2 millions d’habitants, Adana est le la capitale du recyclage du plastique. Située près du port de Mersin, sur la Méditerranée, c’est là que débarque près de la moitié des importations de ce type de déchets.

Le recyclage implique plusieurs étapes. La très grande majorité du plastique est collectée par une armée de « ramasseurs », estimés à 500 000 personnes, qui sillonnent les rues du pays à pied ou à vélo. Les déchets sont ensuite broyés, lavés, fondus à haute température, puis transformés en granulés. Ce processus de transformation est à l’origine de l’émission de nombreux polluants toxiques. Certaines installations visitées par HRW n’étaient visiblement pas adaptées. Ainsi de cette usine à Adana sans fenêtres ni système de ventilation : « L’installation était remplie d’une épaisse fumée et les sols couverts d’une poussière noire et huileuse avec un tas de cendres et de poussière d’un mètre de haut. » Ni les travailleurs ni le propriétaire ne portaient d’équipement de protection.

Exposition à des substances toxiques

Entre décembre 2021 et mars 2022, HRW a recueilli les témoignages de soixante-quatre personnes : des travailleurs et des travailleuses, dont des enfants, des responsables de sites, des riverains ou encore des médecins.

Ahmet, 20 ans, a commencé a travaillé dans le recyclage à 15 ans : « Il y a un énorme chaudron où ils font fondre le plastique ; ils ajoutent de l’eau qui revient sous forme de vapeur. Lorsque je l’inhalais, j’avais l’impression que mes poumons étaient comprimés et sous pression. » Ahmet dit avoir toujours des « problèmes de respiration » deux mois après avoir quitté ce poste.

A court terme, les rejets issus du processus de transformation du plastique peuvent provoquer de l’asthme et d’autres difficultés respiratoires. A long terme, selon la littérature scientifique, l’exposition à ces substances toxiques peut augmenter les risques de cancer, de troubles neurologiques ou d’atteintes au système reproducteur.

Sedat, 35 ans, vit depuis trente ans avec sa famille au milieu d’usines de recyclage. La plus proche est à 20 mètres – quand la loi impose une distance d’au moins 250 mètres. « Ma sœur de 27 ans est morte d’un cancer du côlon. Mon frère de 34 ans est mort d’un cancer des poumons. Je crois que c’est à cause de l’usine de recyclage », témoigne-t-elle.

Ankara se veut exemplaire

Un médecin du district de Bayrampasa, à Istanbul, qui concentre un nombre important d’installations de recyclage, indique que ses patients (travailleurs ou riverains) présentent des niveaux « extrêmement élevés » de métaux lourds dans le sang. HRW relève aussi dans son rapport que nombre d’usines sont situées à proximité d’écoles, d’hôpitaux ou de parcs.

Le ministère turc de l’environnement assure avoir pratiqué des milliers d’inspections d’installations de recyclage depuis 2018 et en avoir fermé une vingtaine à Adana, qui ne possédaient pas d’autorisation d’activité. En mars, le ministre, Murat Kurum, a démenti les allégations selon lesquelles des déchets importés du Royaume-Uni seraient traités à Adana sur un site dépourvu d’installations de recyclage appropriées.

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La Turquie se veut pourtant exemplaire dans le domaine du tri des déchets. Emine Erdogan, l’épouse du chef de l’Etat, a signé, lundi 19 septembre, en présence du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, un engagement pour diffuser à travers le monde son programme Turquie zéro déchet : entre 2017 et 2021, le taux de recyclage de l’ensemble des déchets est passé de 13 % à 25 %.

HRW demande au gouvernement turc d’interdire les importations de déchets plastiques. Ankara l’avait fait en juillet 2021. Mais l’interdiction avait été levée à peine dix jours après son entrée en vigueur.

Un manque d’infrastructures adaptées

« Les déchets qui arrivent de l’étranger permettent une marge de profit plus importante que le traitement des déchets locaux », analyse Sedat Gündogdu, professeur en biologie marine à l’université Çukurova à Adana et membre d’un groupe de recherche sur la diffusion des microplastiques. Le chercheur relève que le pays manque déjà d’infrastructures adaptées pour trier ses propres déchets : « D’après les données du secteur, les installations de recyclage en Turquie ne dépassent pas une capacité de 1,5 million de tonnes », pour une production locale estimée à 5 millions de tonnes.

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« Les pays les plus riches d’Europe envoient leurs déchets en Turquie, exposant les populations les plus vulnérables, notamment les enfants, les réfugiés et les migrants, à de graves risques environnementaux et sanitaires », dénonce Krista Shennum, responsable du département environnement et droits de l’homme de HRW. L’ONG exhorte les Etats membres de lUE à « mettre fin à l’exportation de plastique en Turquie » et à « réduire la quantité de plastique qu’ils produisent et consomment ».

Le Monde, 21 septembre 2022, Stéphane Mandard & Angèle Pierre, Photo/Caner Ozkan/Greenpeace


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