En Turquie, un journal satirique dans le viseur des autorités après la publication d’une caricature/Killian Kogan / LIBERATION

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Libération, le 2 juillet 2025

Quatre membres de la rédaction du journal «Leman» ont été arrêtés, lundi 30 juin, à Istanbul, accusés d’avoir publié un dessin qui représenterait le prophète. D’autres médias réputés proches de l’opposition ont également été inquiétés par la justice ces derniers jours.

Journalistes, caricaturistes et élus locaux : les attaques judiciaires contre les milieux d’opposition se sont multipliées ces derniers jours en Turquie. Ce lundi 30 juin en soirée, les policiers ont mené une descente dans les locaux du journal satirique Leman et procédé à l’arrestation de deux rédacteurs en chef, du directeur de la rédaction et de l’auteur du dessin qui représenterait le prophète Mahomet, publié dans le numéro du 26 juin et considéré par la justice turque comme blasphématoire. Le procureur général d’Istanbul, qui a ordonné l’arrestation, estime ainsi que la caricature «dénigre ouvertement les valeurs religieuses».

Le ministre de l’Intérieur turc, Ali Yerlikaya, a partagé les vidéos des interpellations dans une mise en scène digne d’une série B. «Ces individus sans vergogne devront répondre de leurs actes devant la justice», a-t-il vitupéré sur le réseau X. Deux autres personnalités liées à la rédaction font également l’objet de mandats d’arrêt, bien qu’ils soient actuellement à l’étranger.

Affrontements avec les forces de l’ordre

Dans la foulée de ces arrestations, plusieurs centaines de manifestants islamistes ont pris d’assaut le quartier où se trouvent les locaux de la revue satirique à Istanbul, tentant de s’immiscer dans l’immeuble en question et attaquant un bar rattaché à Leman. «Les chiens kémalistes rendront des comptes !» «Vive la charia !» ont-ils clamé, avant d’effectuer une prière collective sur l’emblématique avenue Istiklal. Et d’affronter les forces de l’ordre qui tentaient d’amadouer les assaillants tout en bloquant l’accès aux locaux du journal satirique.

Beaucoup de ces assaillants étaient liés au Front islamique du Grand Orient (IBDA-C), un groupuscule virulent qui revendique l’établissement d’un Etat islamique qui remplacerait la république de Turquie, et qui est officiellement considéré comme une organisation terroriste par les autorités d’Ankara.

Leman s’est pour sa part défendu d’avoir dépeint le prophète, déclarant sur X que «le dessinateur a voulu montrer la droiture du peuple musulman opprimé en représentant un musulman tué par Israël, il n’a jamais eu l’intention de dénigrer les valeurs religieuses». Le dessin en question dépeint deux figures qui se serrent la main en surplombant une ville bombardée, l’un dit «salam aleykoum, je suis Mahomet», tandis que l’autre répond «shalom, je suis Moïse».

Chaînes TV privées d’antenne

Ces arrestations interviennent quelques jours seulement après l’annonce de sanctions par le RTÜK, l’équivalent turc de l’Arcom, contre la chaîne de télévision Halk TV, réputée proche du Parti républicain du peuple (CHP), la principale force d’opposition au Parlement dont est issu le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, incarcéré depuis le 19 mars. Les chaînes d’opposition Tele1 et Sözcü TV ont également été sanctionnées : outre une interdiction de diffuser pendant dix jours, ces trois chaînes de télévision ont reçu une amende à hauteur de 3 % de leurs recettes du mois précédent. Elles sont accusées par le RTÜK d’avoir «incité l’hostilité au sein de l’opinion publique», qui menace enfin de révoquer intégralement leur licence.

Si ces chaînes sont dans leur viseur du gouvernement, c’est qu’elles continuent de couvrir les manifestations et rassemblements organisés par le Parti républicain du peuple en soutien à Ekrem Imamoglu depuis son arrestation. Le 21 juin, le chroniqueur indépendant Fatih Altayli, dont la chaîne YouTube compte plus d’un million et demi d’abonnés, a lui aussi été arrêté avant d’être incarcéré par un tribunal turc le lendemain. Sa faute ? Dans une vidéo partagée la veille de son arrestation, le chroniqueur a cité un sondage indiquant que plus de 70 % de la population turque s’oppose au règne à vie de Recep Tayyip Erdogan. Il a par ailleurs affirmé que «le peuple turc aimait choisir ses dirigeants par les urnes», et rappelé que «plusieurs sultans avaient été assassinés par le peuple durant l’ère ottomane». Des propos que les procureurs ont qualifiés de «menaçants» pour le chef d’Etat turc.

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Mardi 1er juillet, les autorités turques ont procédé à l’arrestation de près de 120 personnes liées à la municipalité d’Izmir, troisième ville du pays, et bastion du CHP. «Nous faisons face à un procès similaire à celui d’Istanbul», a déclaré le porte-parole du parti Murat Bakan sur X. Parmi eux figurent l’ancien maire d’Izmir, Tunç Soyer, ainsi que de hauts responsables de la municipalité, un membre de la chambre de commerce local ou encore le responsable d’une société de travaux publics.

Killian Cogan, correspondant à Istanbul

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