Entre Poutine et Erdogan, une entente cordiale et des intérêts bien compris – Le Monde/Marie Jégo

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« Partenaire « fiable » selon le chef du Kremlin, la Turquie reste surtout le seul pays de l’OTAN à ne pas appliquer les sanctions occidentales contre Moscou. Quant au commerce russo-turc, il est en plein essor » rapporte Marie Jégo dans Le Monde du 22 septembre 2022.

L’entente est on ne peut plus cordiale entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue turc Recep Tayyip Erdogan. La preuve, ils ont été filmés « bras dessus, bras dessous », alors qu’ils rejoignaient la salle de réunion des chefs d’Etat de l’Organisation de Shanghaï, dont le vingt-deuxième sommet s’est déroulé les jeudi 15 et vendredi 16 septembre à Samarcande, en Ouzbékistan.

Diffusée par plusieurs médias turcs, la vidéo* est censée attester de la solidité de leur relation. Un mélange d’adversité, comme on le constate en Syrie, en Libye, au Caucase et en Ukraine, et de coopération, avec l’achat par Ankara des missiles russes antiaériens S-400 ainsi que la construction par Rosatom, le géant russe du nucléaire, de la première centrale nucléaire de Turquie.

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Un examen attentif de l’image capturée dans les couloirs du sommet montre comment le numéro un turc prend ostensiblement Vladimir Poutine sous son bras, plutôt que l’inverse. « On dirait quErdogan cherche à le réconforter », estime Seyit Tugul, auteur d’une biographie récente du maître du Kremlin (Öteki Putin, éditions Nas Ajans Yayinlari, 2021, 250 pages, non traduit). Un geste salutaire pour le président russe, qui n’est pas apparu au mieux de sa forme à Samarcande. « Il avait deux grosses contrariétés à gérer, la déroute de son armée dans l’est de l’Ukraine et les reproches adressés par les dirigeants chinois et indien, ses partenaires, ulcérés par l’enlisement du conflit, la hausse des prix de l’énergie, l’image déplorable renvoyée par la Russie », analyse le biographe.

En ces temps difficiles, les alliés de Moscou se font rares, y compris dans le camp anti-occidental. A Samarcande, le premier ministre indien Narenda Modi n’y est pas allé par quatre chemins. Vendredi, juste avant sa rencontre en tête-à-tête avec Poutine, il lui a déclaré : « Excellence, l’heure n’est pas à la guerre, (…) je vous l’ai déjà dit par téléphone… ». La veille, le président russe avait reconnu que la Chine, sa meilleure partenaire, avait « des préoccupations » au sujet du conflit en Ukraine.

« Une voie sûre d’approvisionnement pour la Russie »

Le soutien d’Erdogan ne pouvait pas mieux tomber. La Turquie, a rappelé Vladimir Poutine avant ses entretiens avec Recep Tayyip Erdogan, est « fiable ». Elle constitue surtout « une voie sûre d’approvisionnement pour la Russie ». Seul pays membre de l’OTAN à ne pas appliquer les sanctions occidentales vis-à-vis de Moscou, ses ports, ses aéroports, sa logistique, ses banques sont devenus la bouée de sauvetage du régime poutinien.

Le gaz russe circule ainsi, « sans interruption », via le gazoduc TurkStream posé sous la mer Noire, lequel approvisionne « des Etats européens », en l’occurrence la Hongrie. Et le commerce russo-turc est en plein essor ; selon l’institut turc des statistiques, entre février et juin, les exportations vers la Russie ont augmenté d’environ 400 millions de dollars (400 millions d’euros). On ne compte plus les expéditions de transit, surtout via la mer Noire.

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Alors que les géants du transport par conteneurs ont interrompu leurs expéditions à destination de la Russie, des sociétés turques ont pris le relais. Des milliers de conteneurs venus d’Asie ou d’Europe arrivent désormais à Istanbul, à Mersin ou à Izmir pour être ensuite réacheminés vers le port russe de Novorossiisk sur la mer Noire.

Des hommes d’affaires moscovites le disent, les chaînes d’approvisionnement du commerce de détail russe sont en voie de reconstitution. « J’importe des pièces détachées de voiture depuis l’Asie, via la Turquie. C’est un bon business. Les Russes cherchent désespérément ce genre de produits, devenus introuvables à cause des sanctions », confie Oleg, un commerçant russe croisé à Istanbul.

Erdogan en quête de devises et d’investissements

Ces derniers mois, la côte turquoise est devenue un aimant pour les riches Russes qui y ont acheté des villas. Des oligarques proches de Vladimir Poutine, tels l’ancien propriétaire du club de football londonien de Chelsea Roman Abramovitch, le roi de l’aluminium Oleg Deripaska, l’ancien président russe Dmitri Medvedev, le patron de l’aéroport moscovite de Domodedovo Dmitri Kamenchtchik, ont leurs énormes yachts amarrés dans des ports de l’Egée ou de la Méditerranée.

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Une situation qui arrange le président Erdogan, en quête de devises et d’investissements pour assurer sa survie politique. Embourbé dans un marasme financier (80 % d’inflation en rythme annuel, dépréciation de 40 % de la monnaie nationale entre janvier et juin, réserves en devises de la banque centrale au plus bas), il cherche désespérément à renflouer son économie à moins d’un an d’une échéance cruciale, celle des élections – présidentielle et législatives – prévues pour juin 2023, qu’il n’aborde pas en favori.

De l’argent frais est déjà arrivé de Russie. En juillet, l’entreprise publique russe Rosatom a envoyé environ 5 milliards de dollars à sa filiale chargée de construire la première centrale nucléaire turque dans la région de Mersin (sud-est), un transfert qui a gonflé les réserves officielles en devises du pays.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février, M. Erdogan se targue de mener une politique « équilibrée », offrant son soutien moral et militaire à Kiev, dont l’armée est équipée par des drones de combat turcs, tout en ménageant Moscou, que son gouvernement se refuse à sanctionner. Un positionnement qui inquiète les Etats-Unis et l’Union européenne, alarmés à l’idée de voir la Turquie se transformer en haut lieu du contournement des sanctions, financières surtout.

Un avertissement du Trésor américain

Voilà pourquoi les pressions se sont récemment intensifiées sur les cinq banques – Denizbank, Isbank, Ziraat Bank, Vakifbank, Halkbank – qui reconnaissent la carte bancaire russe Mir. Grâce à cette carte, les résidents et les touristes russes en Turquie peuvent retirer de l’argent (des livres turques uniquement) et payer leurs achats dans les magasins. Vendredi 16 septembre, Isbank a annoncé cesser ses opérations avec Mir après un avertissement du Trésor américain. Denizbank a fait la même chose quelques jours plus tard, suscitant, sur les réseaux sociaux, une vague d’inquiétude parmi les résidents et les touristes russes.

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Pour le moment, les trois grandes banques publiques (Ziraat Bank, Vakifbank, Halkbank) soumises à l’autorité d’Erdogan, continuent d’accepter les paiements bancaires russes mais jusqu’à quand ? L’Association des voyagistes de Russie a pris les devants, conseillant aux touristes russes de se munir « d’argent liquide », comme à l’époque de l’Union soviétique.

Le Monde, 22 septembre 2022, Marie Jégo, Photo/Mustafa Kamacı/Anadolu Agency/AFP

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