ENTRETIEN : J.F. Pérouse : « On ne pensait pas que les désaveux vis-à-vis d’Erdogan allaient être aussi importants » – A. Bourmaud / VALEURS ACTUELLES

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Religion, politique, crise économique… Le régime de Recep Tayyip Erdogan vacille. L’AKP a perdu les élections municipales le 1er avril, une première en 22 ans de règne. Le turcologue Jean-François Pérouse décrypte l’évolution du pays.

Valeurs Actuelles, le 21 avril 2024, par Arthur Bourmaud

Valeurs actuelles. Comment se traduit l’affaiblissement de la politique d’Erdogan dans la population, dont le parti AKP a perdu le 1er avril une élection, une première en 22 ans  ?
Jean-François Pérouse.
 Il y a plusieurs choses. Tout d’abord la situation économique désastreuse en Turquie qui est suivie d’un sentiment de plus en plus partagé que le pouvoir ne fait pas grand-chose et qu’il n’a pas la capacité de faire face à la situation qui devient de plus en critique et qui affecte les citoyens turcs dans leur vie quotidienne. Il y a aussi le rapport des jeunes générations à l’ingérence religieuse. Et puis le pourrissement du pouvoir qui semble plus préoccupé par son maintien en place et le maintien de ses privilèges. Cette volonté de maintenir ses privilèges est très mal vécue par une population qui a du mal à joindre les deux bouts.

La population turque n’est plus profondément religieuse ?
Elle est attachée à sa culture islamique, mais c’est un islam très national, voire totalement nationaliste. Il faut voir l’islam d’Erdogan comme une morale collective et individuelle à laquelle la population est attachée. Mais pour les jeunes générations, il y a eu un processus d’érosion des affiliations religieuses qui va parallèlement à l’individualisation, à la généralisation de la société de consommation, à la décohabitation par rapport aux autorités traditionnelles religieuses.

Les jeunes générations turque prônent donc un islam moins autoritaire venant du gouvernement, mais qu’en est-il de la laïcité ?
Ces jeunes générations, sans nécessairement en termes de laïcité, sont plus individualistes, plus jalouses de leur vie privée et donc ne tolèrent plus les ingérences. Moi qui enseigne encore un peu, et tous les sondages le confirment, je vois que les étudiants, en tout cas la grande majorité, veulent partir. Ils ne se voient pas un avenir dans leur pays. Depuis le coup d’État raté de 2016, il y a eu comme une espèce de retour sur la scène publique, dans les politiques culturelles et les politiques éducatives de certaines confréries traditionnelles et très moralisantes. Ce qui a été mal perçu dans les universités. Cela montre l’incapacité de l’État à proposer aux étudiants des foyers qui ne soient pas encadrés par des islamistes, ce qui est exaspérant. Même si le maire actuel d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, a bien joué en ouvrant des foyers étudiants libérés de toutes pressions sociales et religieuses, la plupart restent des foyers de la Diyanet Isleri qui sont gérés par les confréries liées à l’AKP.

Au sein de l’État, il y a une fascination de la richesse

a-t-il un ras-le-bol de l’AKP dans le pays ?
Comme vous avez pu le voir avec les dernières élections, c’est certain. Elles ont été marquées par une abstention notable. Le pourrissement du pouvoir et sa volonté de maintien y sont pour beaucoup. On peut supposer que ce sont des anciens partisans d’Erdogan, de la coalition AKP-MHP, qui ont finalement été déçus et ont décidé de ne pas aller voter. Les candidats de l’AKP sont sans charisme et dans l’ombre du chef de l’État. C’est à se demander si le parti peut survivre sans Erdogan, dont la vie biologique avance. Les municipales ont quand même été synonymes de surprise, car elles n’étaient pas totalement transparentes. On ne pensait pas que les désaveux vis-à-vis du pouvoir allaient être aussi importants. Mais maintenant, nous sommes un peu dans un « wait and see » parce qu’on se demande si le gouvernement ne va pas verrouiller davantage. Le bon exemple, c’est ce qu’il s’est passé à Van, où la victoire du Parti kurde a été contestée par l’État. De plus, la corruption du gouvernement n’aide pas.

Comment se traduit cette corruption ?
Au sein de l’État, il y a une fascination de la richesse. Vous voyez, il s’agit d’un capitalisme de copinage où ce sont les proches du pouvoir qui s’enrichissent. Les appels d’offres sont faussés donc dans les travaux publics, essentiellement, ce sont des entreprises proches du pouvoir qui profitent de l’argent. À son profit, le Parti cumule des salaires et détourne des financements internationaux et oublie peu à peu les réalités que vit le peuple. À ceci s’ajoute la question d’Israël avec qui les relations commerciales sont florissantes. Depuis le 7 octobre, les échanges ont encore augmenté. Donc là, nous avons un double jeu qui est mal vu par la population. D’un côté, le gouvernement prône un discours pro-palestinien et de l’autre, les entreprises proches du pouvoir s’enrichissent en alimentant Israël en ciment, en vêtements, en barrières pour entourer les colonies ou les nouveaux établissements. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un parti d’opportuniste au pouvoir depuis 20 ans, qui contrôle toutes les ressources du pays et de l’État.

Au-delà de la corruption, la Turquie connaît une inflation qui a grimpé de 67% en un an, quelles sont ses origines ?
Il y a des causes qui sont dues au mode de développement de la Turquie, aux choix qui ont été faits en matière de macro-politiques économiques qui privilégient l’importation et l’exportation au détriment du marché intérieur, ce qui a des effets négatifs. Et puis surtout, il y a un endettement considérable des ménages, des entreprises et de l’État. Aussi, le pouvoir s’obstine à vouloir maintenir des taux d’intérêt faibles.

Le salaire n’est pas ajusté à l’inflation, donc pour le logement, le transport et la nourriture, c’est compliqué

Comment expliquer ces dettes ?
C’est très simple, elles sont liées en grande partie au déficit commercial et à la dette énergétique. La Turquie est un pays très dépendant du point de vue énergétique. Elle s’approvisionne en gaz naturel ou en pétrole par des pays comme la Russie, l’Azerbaïdjan, le Nigeria et l’Algérie. Et ça, ça a des effets fatals sur la comptabilité publique.

Quelles sont les conséquences de cette inflation sur la population ?
C’est plusieurs choses. D’abord, c’est un coût de la vie considérable, c’est aussi une incapacité à programmer ses dépenses, car tout se renchérit. Les investissements sont donc difficilement anticipables. Mais ça reste surtout le niveau de la vie quotidienne, qui est difficile pour presque tout le monde. Le salaire n’est pas ajusté à l’inflation, donc pour le logement, le transport et la nourriture, c’est compliqué.

Comment la population s’en sort-elle ?
C’est un pays où les solidarités primaires permettent de s’en sortir avec des prêts informels ou des aides. Il y a aussi beaucoup de revenus non déclarés, car de nombreuses personnes ont plusieurs travaux. Par exemple, pour la plupart des retraités, leur pension ne leur suffit pas, alors ils sont obligés de continuer à travailler au noir la plupart du temps. C’est toute l’économie informelle qui est réactivée par cette situation. Mais enfin, ça reste du bricolage, de la solidarité et du bricolage.

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