« Erdogan a gagné sur le terrain du nationalisme plus que sur celui de l’islamisme » – Olivier Bouquet / LE MONDE

Must read

Malgré les difficultés, le président turc est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, car il a su incarner le sentiment d’une fierté nationale retrouvée en se présentant comme un continuateur des principes fondateurs du kémalisme, analyse l’historien Olivier Bouquet, dans une tribune au « Monde » du 23 mai 2023.

ecep Tayyip Erdogan est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, dimanche 14 mai. Il conserve une majorité au Parlement. Les résultats sont là, en dépit de tout ce qui semblait menacer sa victoire : le tremblement de terre de février, une inflation massive, une crise financière persistante, la répression des libertés, une bonne campagne du candidat d’opposition Kemal Kiliçdaroglu et de ses alliés.

On explique ce résultat comme l’effet d’une « démocrature » instaurée depuis le coup d’Etat manqué de 2016. On répète qu’Ankara joue contre ses intérêts. On est tenté de penser à la place de la Turquie. Comprend-on ainsi pourquoi 26 millions de Turcs se sont déplacés pour voter en faveur d’Erdogan, alors que tout semble aller mal, qu’ils sont nombreux à ne pas pouvoir boucler leurs fins de mois et que le tremblement de terre a illustré les impasses de la gouvernance du Parti de la justice et du développement (AKP) ? Non.

La coalition au pouvoir est arrivée en tête parce qu’Erdogan a su articuler son bilan à une projection. Je le constatais encore le 14 mai à Erzurum, en Anatolie orientale, où je me trouvais et où le président a obtenu plus des deux tiers des suffrages : le pays s’est enrichi ; partout des routes et des hôpitaux, partout des parcs et des écoles. Mais surtout parce que le président islamiste a su incarner l’un des principes fondateurs du kémalisme : « heureux celui qui se dit turc », en y ajoutant le bonheur de se proclamer musulman.

L’erdoganisme est un postkémalisme. Se vouloir occidental, c’était craindre de ne l’être jamais assez. Vouloir rejoindre l’UE à tout prix, c’était prendre le risque de ne jamais être accepté comme un Européen et d’être un peu moins turc en devant partager la souveraineté nationale. Dont acte.

L’erdoganisme invite à sortir de cette quête d’une impossible reconnaissance pour embrasser le projet d’un souverainisme à portée de main. « Continuer à désirer ce qu’on possède », telle est la clé du bonheur pour saint Augustin. Depuis vingt ans, Erdogan fait pour son « aziz millet » – son cher peuple – l’inventaire de ce qu’il possède. Il lui rend ses lieux de mémoire, refait de Sainte-Sophie une mosquée, cite les poètes de l’islam dans ses discours. A l’étranger, il se félicite d’avoir redonné au pays son nom : non plus Turquie ou Turkey en anglais, qui prête à sourire, mais Türkiye. Dans une grande partie des votes du dimanche 14 mai, le sentiment d’une fierté retrouvée depuis vingt ans l’a emporté sur les craintes d’un avenir incertain.

Le rêve d’une nouvelle grandeur

Pour dissiper les craintes des électeurs, il fallait plus : la campagne de l’AKP les a projetés dans une ère nouvelle. Ce qui est promis à leurs enfants, c’est de vivre heureux dans le « siècle de la Turquie ». Celui-ci débute en 2023, un siècle exactement après l’inauguration de la République. A la différence de Vladimir Poutine, Erdogan ne cherche pas à s’ériger en « historien en chef », selon l’expression du spécialiste de l’URSS Nicolas Werth. Il lui importe avant tout de convaincre ses électeurs que son programme répond aux défis du temps.

Voici pourquoi, depuis 2019, le néo-ottomanisme du soft power fondé sur le partage d’une même civilisation (medeniyet), celle de l’islam, s’est transformé en une politique de la puissance. Contre les « impérialistes » (les Américains, principalement) ou les « colonialistes » (les Européens, généralement), Erdogan a gagné sur le terrain du nationalisme plus que sur celui de l’islamisme. Non seulement il a donné le change à son allié principal (le Parti d’action nationaliste, MHP) pour conserver son soutien au Parlement et obtenir les votes de ses électeurs, mais aussi il a proposé à l’ensemble du pays le rêve d’une nouvelle grandeur.

Lire aussi: « En Turquie, le président Erdogan s’est appliqué à cliver la population en assignant conduites et identités qui éloignent les uns des autres »

Là encore, le régime est postkémaliste : l’armée patriotique et républicaine engagée dans la défense du territoire national depuis la guerre d’indépendance turque de 1919-1922 a désormais vocation à se déployer hors des frontières. Les drones turcs seront lancés d’un nouveau porte-aéronefs en mer Noire, en Méditerranée ou ailleurs. Avec Erdogan, la Turquie se veut plus forte et respectée. Car c’est cela la leçon principale de ces élections : la victoire des nationalistes, à la fois composante de la coalition au pouvoir (MHP) et de la coalition d’opposition (Le Bon Parti), et incarnés aussi par le troisième homme de l’élection du 14 mai, l’ultranationaliste Sinan Ogan, dont les demandes renvoient la coalition d’opposition à ses contradictions puisqu’il exige l’exclusion de tout parti prokurde de la légalité.

Parce que le plébiscite que recherche la société turque est plus nationaliste que démocratique, nous voici face à une Turquie qui assène ses intérêts et valeurs nationaux. A nous de comprendre cela, de cesser de rêver la Turquie comme nous la voudrions, et de lui parler le langage de la puissance.

Olivier Bouquet est professeur d’histoire ottomane à l’université Paris Cité, membre senior de l’Institut universitaire de France et auteur de Pourquoi l’Empire ottoman ? Six siècles d’histoire (Gallimard, « Folio Histoire », 2022).

Olivier Bouquet, dans une tribune au « Monde » du 23 mai 2023.

More articles

Latest article