in. Gazete Duvar, le 21 janvier 2021, traduit par Renaud Soler
La situation syrienne est devenue aussi complexe que les raisons pour lesquelles les puissances étrangères s’y immiscent sont multiples. En ce qui concerne l’axe regroupant États-Unis, Israël et des pays du Golfe, le problème principal consiste dans l’expansion régionale de l’Iran. Ces pays sont résolus à paralyser la Syrie au nom de la lutte contre l’Iran. L’autre problème se trouve dans le nord du pays : l’armée turque et ses milices ne cessent de s’activer pour détruire l’autonomie que les Kurdes ont de facto conquise. En raison de l’incapacité des États-Unis et de la Turquie à résoudre ce second problème, les deux alliés de l’OTAN ne peuvent pas adopter une position commune face à Damas, en dépit de leur hostilité partagée. Cette situation a offert à la Russie l’opportunité de modifier les rapports de force mais elle-même n’a pu concevoir de stratégie susceptible de résoudre la triple contradiction suivante :
Avec la Turquie : D’un côté, la Russie inscrit son action dans le cadre du processus d’Astana, lancé avec la Turquie et l’Iran en 2017 et a contribué à l’écrasement de l’opposition armée dans tout le pays, à l’exception de la région d’Idlib. D’un autre côté, elle a pavé la voie à l’armée turque qui a renforcé l’opposition armée en la réorganisant sous le nom d’Armée Nationale Syrienne. La présence militaire de la Turquie conduit la Russie dans une impasse dont la raison principale réside dans la volonté turque de détruire le gouvernement autonome du nord de la Syrie (Rojava) sous la direction des Kurdes : pour les Russes, le plus court chemin pour obtenir le départ des Américains est le rapprochement entre Damas et les Kurdes. Quant à la Turquie, elle est mécontente de la présence américaine mais redoute plus que tout une pérennisation de l’autonomie kurde dans le cadre d’une Syrie souveraine, à laquelle pourrait conduire un départ américain. Ankara pose deux conditions à son retrait : l’achèvement d’un processus de transition politique et l’intégration des milices qu’elle soutient au pouvoir en place. Or rien ne progresse et faire dire à certains que le processus d’Astana est mort.
Avec les États-Unis : En 2015, la Russie s’était entendue avec les États-Unis pour considérer l’Euphrate comme ligne de séparation de leurs zones d’influence respectives. L’enjeu était d’éviter que la présence américaine sur le terrain, dans le cadre de la lutte contre l’État Islamique, ne se transformât en conflit ouvert avec les forces russes. Les Russes considèrent cependant que les États-Unis et leurs alliés des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) ont tendance à faire de l’Euphrate une nouvelle frontière. Les Américains écrivent en Syrie une histoire qui n’a pas encore de titre.
À propos du conflit entre l’Iran et Israël : Les Russes désirent éviter de se retrouver à la fois en conflit à l’Iran et à Israël. Même si l’axe américano-israélo-arabe voit ses actions limitées par la présence russe, il ne conteste plus la présence russe en Syrie. Plus encore, ils comptent sur la Russie pour éloigner les forces militaires iraniennes et ses milices. Le message est en substance le suivant : la présence croissante de l’Iran menace à la fois les intérêts de la Syrie et de la Russie. Les attaques israéliennes contre des cibles iraniennes peuvent par conséquent faciliter les relations entre Moscou et Damas. On peut entendre des commmentaires de ce type dans les media israéliens et arabes.
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Depuis le début, Moscou n’a jamais pris fortement position sur les bombardements américains contre l’armée syrienne, les forces de défense nationale (les shabiha) et même des mercenaires russes sur la ligne de front de Deir ez-Zor. L’éventualité d’un affrontement avec les États-Unis évoque à la Russie le spectre de l’Afghanistan. Ils veulent éviter à tout prix que la Syrie ne se transforme en un tel guépier. La guerre ne doit pas devenir un conflit interétatique. Les Russes ont donc tout intérêt à chercher à atteindre leur but sans coût excessif.
Il est vrai que les Russes ont depuis franchi l’Euphrate en profitant de la déstabilisation provoquée par l’opération Source de Paix, déclenchée par la Turquie en octobre 2019, mais sans jamais se trouver face-à-face avec les États-Unis. Le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a résumé cette situation compliquée dans une déclaration le 18 janvier dernier : « Nous ne pouvons pas les faire partir [les Américains]. Nous n’entrerons pas en conflit avec eux. Mais nous dialoguons pour résoudre les malentendus en essayant d’appliquer des règles claires ». Concernant la Turquie, il s’agit pour la Russie d’éviter son réalignement sur les positions américaines. En même temps, l’approche russe exigeait de fermer les yeux sur les frappes israéliennes contre les forces liées à l’Iran : les yeux du système de défense antiaérienne russes sont restés fermés sur les avions israéliens. Grâce à cela, les Israéliens frappent depuis trois ans en Syrie en toute impunité, guidés par les renseignements fournis par les Américains. Selon les rapports de l’armée israélienne, en 2020, 50 objectifs ont été frappés par plus de 500 missiles téléguidés. Le nombre d’opérations annoncées en 2019 était de 1 000.
Alors que ces opérations se poursuivent, un groupe d’opposition basé à Gaziantep, le centre d’études Jusur, a fait des révélations remarquées. Selon eux, le mois dernier, des responsables israéliens et syriens se seraient rencontrés sur la base aérienne russe de Hmeimim, près de Lattaquié. À la tête de la délégation syrienne, Ali Mamluk, directeur du bureau de la Sécurité nationale. Du côté israélien, l’ancien chef d’état-makor Gadi Eizenkot et l’ancien responsable du Mossad Ari Ben-Menashe. Le chef des forces aériennes russes en Syrie, Alexander Chaiko, aurait été présent au nom de la Russie. Toujours selon cette information, les Israéliens ont demandé le départ des milices soutenues par l’Iran et du Hizbullah, la formation d’un gouvernement d’union, la réforme des forces armées et de sécurité et la réintrégration des commandants militaires ayant quitté l’armée. La délégation syrienne aurait posé comme condition la réintégration de la Syrie dans la Ligue Arabe, un soutien financier pour rembourser ses dettes à l’Iran et une levée des sanctions. Pour le groupe Jusur, la paix avec Israël, du point de vue du régime, serait une excellente solution pour briser l’embargo diplomatique et économique. Selon ce groupe, les forces iraniennes occuperaient 125 positions dans les régions contrôlées par le régime.
Une source au ministère des Affaires étrangères syrien a réfuté les allégations du groupe d’études Jusur, qui émanent, selon elle, de cercles défendant la normalisation des relations avec Israël. Il a dénié tout changement dans la politique syrienne de libération des terres occupées par Israël.
Les demandes attribuées aux Israéliens ressemblent fort aux propres revendications de l’opposition. Elles ont aussi des défenseurs en Israël. Pour Mordechai Kedar, professeur à l’université de Bar-Ilan et spécialiste de la Syrie, « Assad a compris que le prix à payer à l’Iran pour son aide dans la lutte contre l’État Islamique était la remise des clefs de la Syrie. Il y a désormais une volonté commune d’Israël et d’Assad d’obtenir sans trop tarder le départ de l’Iran ». Selon lui, ni la Russie ni la Syrie ne veulent entrer en conflit frontal avec l’Iran mais considèrent qu’un départ de l’Iran grâce aux frappes israéliennes irait dans leur intérêt.
Le journal saoudien Alaf, citant une source israélienne, a écrit que la Syrie a transmis à Israël ses conditions pour la paix par l’intermédiaire de Moscou. Ceux qui sont familiers du style et de la langue de la diplomatie secrète de Damas savent que les Syriens ne se livreraient pas à un tel marchandage.
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Quelle que soit la réalité de cette information, il est possible de dire ceci :
- Bien qu’ils soient techniquement en guerre, on ne peut écarter la possibilité de prise de contact à certains niveaux entre les Syriens et les Israéliens.
- En cas de prise de distance avec l’Iran, un rapprochement avec l’axe américano-israélo-arabe ne serait pas étonnant. Cela a été plusieurs fois un sujet de discussion depuis l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003.
- Le fait que la présence militaire de l’Iran puisse être un prétexte pour empêcher la reconstruction de la Syrie peut être considéré à Moscou et à Damas. Le soutien de l’Iran à la Syrie est une dimension de sa stratégie régionale qui englobe l’Irak, la Syrie, le Liban et la Palestine. Même si l’Iran et la Russie poursuivent l’objectif commun de sauver le régime syrien, leurs agendas ne se recoupent pas entièrement. Quant à Damas, même si elle soutient des organisations palestiniennes et le Hizbullah, elle est attentative à ne pas trop favoriser une autonomie d’action de l’Iran. Bref, personne ne désire que l’Iran prenne les rênes en Syrie. Le coût de la coopération avec l’Iran est un sujet dont tout le monde est bien conscient.
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Y a-t-il quoi que ce soit, dans ce tableau passablement complexe, qui vienne conforter les informations du groupe Jusur ?
L’Iran et la Russie, malgré tous leurs contradictions internes, représentent les deux visages différents d’une même stratégie. Il existe entre eux des conflits d’intérêts et une concurrence certaine. Mais tant que des dizaines d’organisations dominent encore la région d’Idlib, que la question kurde n’a pas été résolue, que la Turquie et les États-Unis imposent leurs conditions par leur présence militaire, peut-on demander à l’Iran de quitter le pays, qui a soutenu le régime dans les moments les plus difficiles ? Ceux qui regardent le problème depuis la perspective Damas-Téhéran répondront par la négative. Mais la Russie n’est pas alliée avec l’Iran ; les deux parties connaissent leurs intérêts communs et ce qui les séparent. Le temps ne semble pas venu pour la Russie d’entrer en conflit avec l’Iran.
Cela ne représente que la moitié du problème. Plusieurs éléments seront importants à l’avenir :
- La Syrie sait que le soutien de l’Iran et de la Russie a sauvé la Syrie mais ne veut pas pas ses alliés soient en position de tout contrôler.
- La Syrie et la Russie sont conscientes du fait que l’Iran pourrait devenir un problème à l’avenir.
- Damas ne considère pas sur le même plan ses deux alliés. En ce qui concerne le plateau du Golan, l’Iran soutient Damas mais pas la Russie. Moscou entretient d’excellentes relations avec Israël. Mais la Russie ne veut pas qu’à cause des opérations israéliennes, ses efforts de stabilisation de la Syrie tombent à l’eau. La stratégie russe exige d’éviter une escalade entre la Syrie et Israël. C’est peut-être la raison pour laquelle des soldats russes ont été déployés entre les forces israéliennes et syriennes dans la région du Golan. Même si Israël reconnaît le rôle des Russes, en référence au compromis américano-russe de 2018, dans l’éloignement des forces iraniennes du front sud, elle ne laisse à personne d’autre le soin de bloquer les flux entre les régions de l’ « axe de la résistance » (Iran, Irak, Syrie, Liban), car en dépit de ses efforts, Israël n’a pas pu empêcher le Hizbullah de se renforcer avec l’aide de l’Iran et de la Syrie. D’après al-Akhbar, les services secrets israéliens ont reconnu que le Hizbulah possédait des centaines de missiles téléguidés et que leur stratégie avait échoué. De manière remarquable, Israël frappe avec prédilection la Syrie et l’Irak et pas le Liban, deux fronts ouverts et accessibles où les États-Unis peuvent agir en soutien. En tenant compte de certains équilibres et de certaines conditions, agir en Syrie et en Irak est avantageux pour Israël. Même si la Syrie a répliqué en partie aux agressions israéliennes, dans son propre espace aérien et dans le Golan, elle n’a pas conduit de véritables représailles. Le Hizbullah, de même, en raison de la phase sensible que traverse le Liban, prend garde de ne pas mettre en avant son arsenal militaire. Le secrétaire général du Hizbullah Hasan Nasrallah a expliqué récemment que tant que la guerre n’était pas finie en Syrie, il s’agissait de faire preuve de « patience stratégique » : « l’axe de la résistance est en ce moment très vigilant. Nous ne devons pas permettre un affrontement excessif et être entraînés dans un affrontement général à un moment choisi par nos ennemis ».
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Il faut rappeler qu’Israël a commencé à lancer ses opérations militaires quand il est devenu évident que les fronts que les groupes armés tenaient s’effrondraient un après l’autre, et que le régime ne serait pas renversé. L’utilisation de l’Iran comme prétexte ne signifie pas qu’il s’agisse uniquement de l’Iran. « Les attaques israéliennes soutenues par les États-Unis ont limité les possibilités militaires du régime syrien », explique l’ancien représentant spécial des États-Unis pour la Syrie James Jeffrey.
Au Pentagone, certains se sont inquiétés que les attaques israéliennes risquaient de mettre en danger les forces américaines sur le terrain. Pour Jeffrey, aussi bien la présence américaine que la présence turque et les frappes israéliennes sont des piliers de la stratégie militaire globale des États-Unis. Au point que lorsque Donald Trump avait annoncé le retrait de Syrie, il avait dépêché le secrétaire d’État Mike Pompeo à Jérusalem pour garantir que les opérations pourraient s’y poursuivre librement.
Les Américains ne répètent pas en vain qu’ils attendent un changement d’attitude à Damas. Au dernier moment, Trump a encore renforcé l’importance d’Israël dans la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, d’une part en accélérant le procès de normalisation des relations avec les pays arabes, d’autre part en intégrant Israël au champ de responsabilité du CENTCOM (United States Central Command) basé au Qatar et chargé des opérations au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie du Sud.
Un front commun israélo-arabe se met en place. La Syrie est de nouveau mise face à l’urgence d’un renversement d’alliance. Les possibilités sont ouvertes.
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