Fehim Tastekin “La Diplomatie de la cannonière et la malédiction du Moyen-Orient « 

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Fehim Taştekin, 1 Mars 2021, Traduit par Renaud Soler

« L’Amérique est de retour. La diplomatie est de retour ». L’évangile de Joseph Biden et des États-Unis régénérés pour le monde ! Cette phrase a été prononcée par le président américain le 4 février dernier et a fait beaucoup sourire de par le monde. Le 18 février, Biden a répondu favorablement à la proposition de rencontre formulée par l’Union européenne, pour envisager un retour aux négociations avec l’Iran à propos de son programme nucléaire.

            D’autres événements se sont entre temps produits. Le 15 février, une organisation, nouvellement créée ou servant de paravent, a tiré des roquettes sur la base américaine qui jouxte l’aéroport international d’Erbil. Le 22, l’ambassade américaine sise dans la zone verte de Bagdad a été prise pour cible. L’Iran a été immédiatement montré du doigt. L’armée américaine a frappé en guise de représailles, le 25, des bâtiments utilisés par les brigades Hizbullah et Seyyid al-Shuhada dans la ville d’Abou Kamal, à la frontière entre la Syrie et l’Iraq. 

            Régler ses comptes avec ses ennemis, discipliner ses alliés, d’abord par la diplomatie, puis par la force. L’Amérique que l’on connaissait est de retour, qui joue au mieux de la douceur et de la force au service de son hégémonie globale !

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            Pendant que l’on s’essaye à deviner quelle politique conduira Biden avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan, le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman et le président égyptien Abdulfattah al-Sissi, le prélude entonné par la diplomatie américain « de retour » nous rappelle que les pressions américaines n’iront pas très loin.

            Certains membres démocrates du Congrès américains ont eux aussi été surpris. Si des opérations non autorisées, susceptibles de provoquer des conflits, se produisent comme sous Donald Trump, où est donc le retour à la diplomatie ? Les démocrates américains aiment à poursuivre les mêmes objectifs que les républicains, mais de manière plus sophistiquée et en avançant masqués. Il y a bien quelques nuances : Biden, contrairement à Trump, a eu l’amabilité d’informer des frappes la coalition internationale contre l’État Islamique, selon une habitude que partageaient naguère les républicains. Ensuite, les frappes ont été coordonnées avec le gouvernement iraquien. Selon le secrétaire à la Défense Lloyd Austin, des renseignements fournis par Bagdad ont été utilisés. Biden avait rencontré le premier ministre Mustafa al-Kazimi deux jours auparavant et les deux hommes s’étaient accordés sur la nécessité d’établir les responsabilités dans les attaques. La révélation de l’échange d’informations entre les deux pays a mis quelque peu en difficulté le gouvernement iraquien : la visite incontinente du ministre des Affaires Étrangères Fuad Husayn à Téhéran en est le signe. Le secrétaire du Conseil de sécurité nationale iranien Ali Shamhani a affirmé à un visiteur iraquien : « les dernières attaques américains renforcent l’État Islamique. L’Iran ne permettra pas une recrudescence du terrorisme takfiri [sunnite radical] ».

            Le choix des cibles était par ailleurs réfléchi : ce n’est pas l’Iraq mais une Syrie déjà à feu et à sang, régulièrement bombardée par Israël, qui a été frappée. De cette manière, on pouvait prétendre que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Irak étaient respectées et éviter que la Mobilisation populaire [al-hashd al-sha’bi, coalition de milices chiites fondée en 2014] ne s’en prît à Kazimi. Les Américains ont pu faire le calcul que les attaques contre des milices iraquiennes en Syrie seraient digérées sans trop de peine par l’Iran. Après tout, Trump avait fait assassiner l’un des personnages les plus importants de la machine de guerre iranienne, le général Qasim Suleymani. La mort de miliciens iraquiens ne devrait guère prêter à conséquence ! On sait par ailleurs ques les attaques ont détruit neuf bâtiments, rendu deux autres inutilisables, mais n’ont fait qu’un mort (les attaques de décembre 2019 décidées par Trump contre les brigades Hizbulah avaient tué 25 miliciens), ce qui fait penser que la coordination avec l’Iraq a fonctionné à un autre niveau : les bâtiments auront pu être évacuées avant les attaques. Ce compromis devait convenir à Biden.

            Enfin, les Russes ont été prévenus quelques minutes avant les attaques en Syrie. Il s’est donc agi d’une attaque très bienveillante, à la manière démocrate ! Puisque la diplomatie est de retour, la tension doit être modérée afin que l’ouverture avec l’Iran ne se referme pas. Selon certaines allégations, l’administration Biden a même envoyé un message par l’intermédiaire des Suisses, qui représentent les intérêts américains à Téhéran, pour signifier aux autorités que les attaques de représaille seraient mesurées. Téhéran n’a d’ailleurs pas réagi outre mesure. Le représentant spécial de l’Iran auprès de l’ONU a affirmé que son pays ne voulait pas de tension avec les États-Unis. Pour rassurer Israël, qui juge dangereuse la reprise des négociations sur le programme nucléaire de l’Iran, et ses partenaires arabes du Golfe, les États-Unis ont également pris soin de souligner que les questions du nucléaire et des activités militaires de l’Iran au Proche-Orient relevaient de deux dossiers différents. Personne ne s’attend du reste à ce que quarante-deux ans d’hostilité prennent fin avec le simple retour à la table des négociations.

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            Il est aussi certaines faiblesses qui risquent de menacer la belle machine de la diplomatie de la démocratie et des droits de l’homme. Comme il est bien connu, le « deux poids deux mesures » constitue la substantifique moelle de la politique étrangère américaine.

            Alors que les États-Unis font du programme nucléaire de l’Iran, sous contrôle de l’ONU, un objet de sanctions, de menaces d’attaque et de pressions politiques, Israël, seule puissance nucléaire du Moyen-Orient, est occupé depuis deux ans à agrandir ses installations du centre nucléaire de Dimona. N’imaginons même pas des sanctions : il n’est même pas question de supervision de l’ONU.

            Biden a pris la décision d’arrêter de vendre des armes pour la guerre au Yémen mais ne dit mot contre les attaques de la coalition saoudienne et émiratie qui se poursuivent et enfoncent le pays dans la famine, la misère et la destruction. Ne serait-ce qu’hier, une famille entière a été tuée par un bombarbement saoudien sur Hudayda. Or Biden s’est entretenu avec le roi Salman pour lui dire que la crise yéménite ne se règlerait pas sans le soutien de l’Arabie Saoudite ! Les États-Unis font mine de ne rien voir au Yémen, mais se fâchent tout rouge en Syrie, simplement parce que le pays est dans l’équipe adverse.

            Les gourous de la politique étrangère américaine affirment depuis beau temps que le système financier international, fondé sur les pétrodollars, et l’isolement de l’Iran, ne peuvent pas se passer de l’Arabie Saoudite. Le prince héritier Mohammed bin Salman est décidé à poursuivre le partenariat avec les États-Unis sur ces bases. Raison pour laquelle Donald Trump avait caché l’implication du prince héritier dans le meurtre de Jamal Khashoggi. En guise de bonne foi, Biden a décidé vendredi dernier de lever le secret-défense sur le rapport de la CIA établissant que Mohammed bin Salman était bien le commanditaire du meurtre, mais s’est avéré incapable de sortir du dilemme des sanctions appropriées au crime. Ont été décidées des interdictions d’entrée aux États-Unis pour des personnes impliquées dans le crime, et une rétrogradation de l’interlocuteur de Mohammed bin Salman, du président [à l’époque de Trump] au secrétaire à la Défense. En raison des pressions des élus démocrates au Congrès, des explications supplémentaires sont attendues. Il y a quelques jours, Reuters a avancé que des restrictions sur l’exportation d’armes offensives pourraient être décidées, tout en préservant l’engagement à renforcer les capacités de défense saoudiennes.

            Quoi qu’il en soit, tout est fait pour ne pas ébranler le partenariat avec les Saoudiens. Le général Kenneth McKenzie, commandant du Commandement central des États-Unis, a réaffirmé le 19 février dans une déclaration l’importance de ce partenariat : en cas de conflit avec l’Iran, les États-Unis chercheraient des bases arrières et de soutien en Arabie Saoudite.

            L’administration Biden continue de soutenir l’occupation israélienne de terres palestiniennes, syriennes et libanaises et a confirmé les décisions prises par Trump en contradiction avec les résolutions de l’ONU [en particulier le déménagement de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem] mais affirme en même temps : « l’occupation de la Crimée est un signe de mépris flagrant de l’ordre international. Nous appelons la Russie à mettre fin immédiatement à l’occupation. Nous ne reconnaîtrons jamais l’annexion ».

            Biden semble également décidé à prolonger les sanctions inhumaines imposées au Yémen, la Syrie, l’Iran, le Venezuela et Cuba.

            Si l’on prête de nouveau attention aux démonstrations de force américaines, il faut mentionner plusieurs pièges qui menacent de rendre caduc le « retour à la diplomatie » de Biden.

            Les sanctions contre l’Iran, aggravées par Trump à la suite de l’assassinat du général Sulaymani, nourrisent la détermination du pays à poursuivre sa guerre asymétrique, lors même que leur objectif était de diminuer les capacités militaires iraniennes à le faire. Par sa première décision de politique étrangère, Biden n’a pas échappé au piège tendu par la politique de Trump. Après l’attaque américaine, le navire israélien MB Helios Ray a été attaqué dans le golfe Persique. Les Israéliens désignent l’Iran. Est-ce une réponse à l’attaque d’Abou Kamal ?

            Un autre piège consiste à lier systématiquement à l’Iran les actions de la Mobilisation populaire en Iraq et des Houthis au Yémen. Qui l’Iran contrôle, et dans quelle mesure, sont des questions discutées. L’Iran a beau soutenir les Houthis, il est impossible de réduire le conflit au Yémen à une guerre par procuration. L’enjeu central est la volonté saoudienne de prendre le contrôle du Yémen. La place habituellement conférée à l’Iran est plus grande que de nature.

            En Iraq, nombreux sont ceux qui tiennent les États-Unis pour responsables de la destruction du pays et du développement d’al-Qaida puis de l’État Islamique, et qui les voient comme une force d’occupation. Il existe même une décision de l’Assemblée appelant au retrait des États-Unis. Téhéran est certes une force motrice et un catalyseur des conflits iraquiens mais ce n’est pas l’unique facteur de résistance aux États-Unis.

            Le troisième piège consiste à tenter de faire monter les enchères autour des négociations sur le nucléaire, au lieu de reprendre discrètement les négociations. Biden a fait du respect par l’Iran de l’accord dont son propre pays s’est retiré unilatéralement [le JCPOA, Joint Comprehensive Plan of Action, ou Accords de Vienne sur le nucléaire iranien, signé en 2015] la condition à la reprise des négociations. La position des Iraniens coule de source : comme les signataires de l’accord n’ont pas tenu leurs engagements, ils arguent de l’article 36 pour se dispenser de respecter les leurs et demandent que les États-Unis reviennent avant toute chose dans l’accord.

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            En conclusion, l’agressivité imprévisible et la stratégie de pression maximale de Trump servent aujourd’hui d’instruments à la politique du dialogue de Biden. La dernière attaque américaine en Iraq n’empêchera peut-être pas les parties de s’asseoir à la table des négociations ; y voir la manifestation d’une diplomatie capable de conjurer la malédiction qui plombe le Moyen-Orient est en revanche un pieux rêve. La nouvelle priorité conférée au dialogue n’ouvre la voie à aucun changement fondamental de la politique étrangère des États-Unis. Peut-on parler du retour d’une diplomatie qui va mettre fin aux conflits provoquées ou attisées par les États-Unis en Syrie, en Libye ou au Yémen ? Le Bureau de coordonation de l’aide humanitaire de l’ONU décrit la situation au Yémen comme « une peine de mort pour des millions de famille ». Pour eux, la diplomatie n’est visiblement pas de retour.

            Dans quelle mesure Biden peut-il transformer la tradition américaine de partenariat avec des dictateurs et des monarchies complaisants ? En réalité, l’insistance sur la démocratie et les droits de l’homme est en parfaite adéquation avec cette tradition : c’est ainsi que l’on restaure ses partenariats en déshérence et que l’on met sous pression ses adversaires. Attendre davantage de Biden, c’est prendre ses désirs pour des réalités.

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