Hafize Gaye Erkan, une banquière orthodoxe à Ankara – Nicolas Bourcier / LE MONDE

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La nouvelle patronne de la banque centrale turque, qui a fait toute sa carrière aux Etats-Unis, a décidé, jeudi 22 juin, un relèvement des taux d’intérêt. Une décision qui accrédite l’idée d’un tournant dans la politique monétaire du pays. Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 23 juin 2023.

Rien à faire : même lorsque la journaliste nord-américaine de la chaîne économique Bloomberg Television lui pose des questions ardues sur ses choix professionnels, elle garde un sourire implacable, nanti d’une faconde d’apparence illimitée. L’aisance aussi d’un parcours dans le milieu des affaires qui parle pour lui-même.

Hafize Gaye Erkan a occupé des postes de direction pendant plusieurs années chez Goldman Sachs. Elle a gravi très haut les échelons au sein de la First Republic Bank avant de démissionner, un an avant sa faillite et sa reprise en catastrophe par le géant J.P. Morgan, le 1er mai.

Et voilà que le 9 juin, elle est devenue, à 44 ans, la première femme à diriger la banque centrale de Turquie. Une nomination saluée comme il se doit par ses pairs. La reconnaissance et les ors de la République. Hafize Gaye Erkan aura toutefois besoin de tout son entregent et de son savoir-faire pour imposer ses vues et redonner du lustre à une institution dont l’indépendance a été entièrement sapée ces dernières années par les immiscions et les oukases de l’omniprésident Recep Tayyip Erdogan. La jeune dirigeante américano-turque est la cinquième gouverneure à occuper le poste depuis le début de la crise économique, en 2018.

« Dure, intelligente et efficace »

Née à Istanbul d’une mère ingénieure et d’un père professeur de physique et de mathématiques, Hafize Gaye Erkan est diplômée de la prestigieuse université du Bosphore, majore de sa promotion. Diplômée aussi du programme de gestion avancée à la Harvard Business School. Et titulaire d’un doctorat en ingénierie financière et recherche opérationnelle à l’université de Princeton.

Experte en gestion des risques, elle rejoint la banque new-yorkaise Goldman Sachs en 2005. Six ans plus tard, elle est nommée directrice générale. Deux ans et elle signe pour la First Republic Bank, cette institution californienne spécialisée dans la gestion de fortune. Elle en devient la directrice des dépôts. Son nom circule, la publication spécialisée American Banker l’intègre dans sa liste des « femmes les plus puissantes à surveiller » du secteur. Une proche, citée par Reuters, et qui siège avec elle au conseil d’administration d’une organisation à but non lucratif à New York, dira d’elle qu’elle est « dure, intelligente et efficace ».

En juin 2021, la voilà nommée au poste de co-PDG de la First Republic. Pour un temps, on parle même d’elle pour remplacer le président fondateur Jim Herbert. Cela ne durera pas. A la surprise des investisseurs, Hafize Gaye Erkan démissionne sept mois plus tard. Le communiqué ne précise pas les raisons de cette soudaine rupture. D’après le Financial Times, la jeune responsable aurait été impliquée dans une série d’interactions, avec d’autres cadres supérieurs, décrites comme « toxiques ». Ce départ lui permet en tout cas d’éviter d’être entraînée dans la crise bancaire américaine survenue en mars 2022.

Un président intrusif

Hafize Gaye Erkan recevra une indemnité de 10 millions de dollars (environ 9,1 millions d’euros). Après la faillite et le rachat de la banque, son nom sera cité dans une procédure en action collective (class action). Elle dira simplement aux journalistes que « le moment de partir après huit ans à la tête de l’entreprise était venu, le temps pour le changement ». Avant de céder aux sirènes d’Ankara, elle effectuera encore un bref passage en tant que co-cheffe de la société immobilière de New York Greystone jusqu’en décembre 2022.

Respectée par les marchés financiers, la désormais ex-banquière de Wall Street a passé toute sa vie professionnelle en dehors de la Turquie. Elle n’a, par ailleurs, aucune expérience formelle de banque centrale ni de gestion de politique monétaire. Difficile dans ces circonstances d’entrevoir ainsi ses orientations et stratégies sur le long terme pour le pays. Ainsi que ses capacités de résistance réelles face à un président intrusif, partisan d’une forte croissance alimentée par des crédits bon marché.

Proche du nouveau ministre du trésor et des finances, Mehmet Simsek, lui aussi ancien de Wall Street et extrêmement apprécié par les investisseurs étrangers, elle devrait promouvoir une politique monétaire plus orthodoxe. L’annonce de l’augmentation du taux directeur de 8,5 % à 15 %, jeudi 22 juin,est une première étape, importante certes, mais jugée encore bien insuffisante par les marchés.

Il en faudra beaucoup d’autres pour remettre l’économie turque sur les rails. Et Hafize Gaye Erkan le sait. N’a-t-elle pas dit un jour : « Les données sont incontestables, n’importe quelle décision ou orientation peut être soutenue et renforcée par le pouvoir des chiffres. » Une phrase reprise dans sa biographie publiée par First Republic. C’était avant qu’elle ne quitte l’institution.

La banque centrale turque relève ses taux

L’annonce était attendue. Elle a, en revanche, déçu par son manque d’ampleur. La banque centrale turque a relevé, jeudi 22 juin, son taux directeur, de 8,5 % à 15 %, abandonnant pour la première fois depuis deux ans les mesures économiques non conventionnelles promues par le président Recep Tayyip Erdogan. « Le resserrement monétaire sera renforcé autant que nécessaire, de manière opportune et progressive, jusqu’à ce qu’une amélioration significative des perspectives d’inflation soit obtenue », a précisé la banque centrale dans un communiqué, laissant entendre que la hausse des taux pourrait continuer. Avant la décision, Fitch Ratings et de nombreux experts avaient annoncé prévoir une hausse des taux jusqu’à 25 % d’ici à la fin de l’année. Dès l’annonce connue, la livre turque a continué sa chute et perdu 2,5 % par rapport au dollar dans l’après-midi. Après avoir tutoyé les 100 % en 2022, l’inflation s’est stabilisée à 40 % ces derniers mois.

Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 23 juin 2023.

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