Pour le politologue, spécialiste de la Turquie, la victoire du président sortant Recep Tayyip Erdogan est notamment liée à l’échec de l’opposition à proposer une véritable alternative démocratique et sociale. Propos recueillis et par Laure d’Allest et publié le 29 mai 2023
Recep Tayyip Erdogan a été déclaré, dimanche, vainqueur du second tour de l’élection présidentielle turque, réunissant 52,16 % des suffrages, contre 47,84 % pour son adversaire, Kemal Kiliçdaroglu. Hamit Bozarslan, historien et politologue, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste du Moyen-Orient et de la question kurde, analyse ce résultat et appelle à la création d’espaces de résistance en Turquie.
Avez-vous été surpris de la victoire d’Erdogan ?
Oui, j’ai été surpris et consterné par les résultats. Je croyais en une autre Turquie portée par une société civile épuisée mais prête au changement et à un tournant plus démocratique. Bien que la Turquie ait connu des périodes de pluralisme politique, elle n’a jamais réellement été démocratique, et on comprend qu’il faudra du temps pour penser son émancipation du lourd héritage de son premier siècle républicain. A la fin des années 60, 80 % des Turcs souhaitaient qu’un homme fort, macho, paternaliste qui protègerait la Turquie de l’Occident était ce qu’il fallait à leur pays. Ce réflexe de faire appel à une figure forte et providentielle n’a pas disparu en Turquie ce qui avantage toujours les nationalistes, aux dépens d’une alternative démocratique.
Il faut rappeler que depuis l’avènement d’élections libres et multipartites en 1946, celles-ci ont largement été en faveur des conservateurs, malgré deux victoires pour les « sociaux-démocrates » en 1973 et en 1977. Ce qu’on peut définir comme l’ « idéologie turque » se base sur une mystique nationale qui conduit nombre de Turcs à penser que leur pays a une mission grandiose à accomplir, celle-ci se confrontant à des menaces intérieures et extérieures. La Première Guerre mondiale aurait été déclenchée dans le seul but de détruire l’Empire ottoman et d’ainsi empêcher la Turquie de devenir plus puissante que l’Occident.
On reste dans un discours de «vengeance contre l’histoire» qui mène à une volonté de puissance étatique. Celle-ci se base sur des discours nationalistes très violents, notamment à l’encontre d’ennemis désignés par le pouvoir. Historiquement, ce sont les Arméniens et les Grecs, qui sont désormais trop minoritaires en Turquie pour être réellement visés par le pouvoir qui leur préfère les Kurdes.
Comment l’opposition a-t-elle abordé la question du nationalisme ?
La coalition formée autour du candidat perdant Kemal Kiliçdaroglu est composée de six partis prônant des idéologies aussi diverses que le kémalisme, l’ultranationalisme et l’islamisme. L’opposition a voulu rassurer les électeurs et a répondu au nationalisme, au conservatisme social par un discours très similaire mais légèrement moins convaincant que celui d’Erdogan. Au lieu de proposer une véritable alternative démocratique et sociale, l’opposition a couru après les points forts de son adversaire. La campagne électorale n’a pas promu de nouvelles idées, et Kemal Kiliçdaroglu n’a pas su dépeindre une société dans laquelle la parole, le corps, la jeunesse aurait été plus libre, discours qui aurait pu en convaincre plus d’un.
Que peut-on attendre du nouveau mandat d’Erdogan ?
La société turque est assommée par les difficultés économiques, le manque de perspectives pour la jeunesse, le séisme du 6 février, mais aussi par le manque de repères dans le temps et dans l’espace. Alors que la Russie avait été désignée comme un ennemi national, elle est maintenant une alliée. Le même renversement s’est produit en faveur de l’Egypte et d’Israël. Fethullah Gülen, originellement un soutien de Recep Tayyip Erdogan, est devenu une cible de la propagande qui l’a classifié comme «terroriste». Tant de basculements que la population turque a du mal à accepter, et que le régime n’arrive pas à justifier avec un discours vide d’idées, renforce paradoxalement Erdogan : il devient le seul repère disponible.
Il faut se préparer à des années très compliquées pour une Turquie à bout de souffle économique qui vient d’élire un président incapable de répondre à ses difficultés. Désormais essentiels à la majorité présidentielle, les groupes d’extrême droite et notamment les violents Loups gris poursuivront le processus de paramilitarisation de la Turquie en s’appuyant sur un Etat rongé par la kleptocratie.
Ces difficultés peuvent-elles insuffler un nouvel espoir démocratique ?
La Turquie est dotée de grands espaces de résistance politique, en particulier, dans les sphères intellectuelles et artistiques, essentiels à une possible démocratisation du pays. Il faut absolument renforcer ces dynamiques pour développer des espaces de société civile libres et démocratiques. Recep Tayyip Erdogan veut récupérer Istanbul, Ankara et la jeunesse mais cela me paraît très compliqué tant son discours est épuisé. Il faut miser sur ces appuis de l’opposition pour développer des espaces de résistance et de pédagogie démocratique que ce soit à l’intérieur du pays mais aussi au sein de la diaspora qui a apporté son soutien au président sortant. Seulement, ce processus prendra du temps et nous devons penser à l’horizon 2030 ou 2040