«Ici, c’est notre espace de liberté» : dans l’est de la Turquie, le tourisme iranien rattrapé par la guerre/Alexandre Billette / LIBERATION

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Libération, le 26 juin, 2025

La ville de Van, en Turquie, a toujours accueilli un grand nombre d’Iraniens, qui viennent se détendre et faire des emplettes. Mais le conflit entre Téhéran et Tel-Aviv a modifié le profil de ces voisins de passage.

Difficile de ne pas remarquer le Motto Café, un petit bar à la décoration pourtant sans âme niché dans une petite voie du centre-ville de Van. Depuis la rue, en dépit des portes fermées, le niveau de décibels atteint déjà la limite supportable pour l’oreille humaine, un DJ surexcité sautant sur place derrière la vitre et alternant les tubes de pop iranienne.

Le Motto est l’un des points de rencontre de la communauté iranienne, nombreuse dans cette grande ville de l’est de la Turquie à majorité kurde, située à une centaine de kilomètres de la frontière de la république islamique. Une fois passée la porte du bar, l’affichage est essentiellement en langue farsi et les consommateurs tous d’origine iranienne. Deux jeunes femmes très maquillées se trémoussent sur une mini piste de danse improvisée au milieu des tables où la bière et l’alcool fort coulent à flots, sous les yeux d’une clientèle disparate et assez improbable : ici, deux hommes goguenards, visiblement alcoolisés, qui louchent lourdement sur les danseuses ; là, des parents qui tirent sur leur narguilé, noyant leur progéniture dans un nuage de fumée.

Dilara (1) est originaire de Tabriz, une grande ville du nord-ouest de l’Iran dont la population est à majorité azérie et parle une langue proche du turc parlé en Turquie. Elle travaille dans le secteur du tourisme et multiplie les séjours à Van, profitant du régime sans visa accordé aux Iraniens qui peuvent séjourner librement jusqu’à 90 jours sur le territoire turc. «Ici, c’est notre espace de liberté !» explique cette trentenaire de bonne famille, vêtue d’imprimé léopard et dont les lèvres et le nez ont été de toute évidence transformés par la chirurgie. «Van, c’est notre lieu de divertissement, où on peut faire ce qu’on ne ferait pas chez soi, et où on oublie un peu ce qui se passe là-bas», explique la jeune femme dans un turc parfait. Dilara séjournait déjà depuis quelques semaines en Turquie au début de la «guerre de douze jours» entre Téhéran et Tel-Aviv ; elle compte rester encore un peu pour voir comment la situation se décante, avant de rentrer chez elle.

«Les touristes iraniens, d’habitude, c’est la moitié de nos clients»

Plus discrète, derrière elle, son amie Shirin (1) est arrivée de Téhéran dans les premiers jours de la guerre lancée par Israël le 13 juin. Nerveuse, cette femme de 30 ans explique qu’elle appartient à une famille de dignitaires dont le père est en rupture de ban avec le régime des mollahs. «Avec la fin de la guerre, le pouvoir sera encore plus brutal. Vu la réputation de mon père, j’ai peur pour ma vie», souffle la jeune femme, un peu perdue sur la suite à donner à son périple. «A Van, il y a aussi des membres du renseignement iranien, qui travaillent avec les Turcs. Je ne veux pas demander l’asile ici, je pense peut-être aller le faire dans une ambassade européenne à Ankara [la capitale turque, ndlr]. Mais c’est sûr, je ne veux pas rentrer en Iran, c’est trop risqué», estime-t-elle.

De fait, «il est très difficile pour les Iraniens d’obtenir le droit d’asile en Turquie, qu’il s’agisse de membres de minorités religieuses, d’opposants politiques ou de défenseurs des droits humains», confirme Mahmut Kaçan, avocat spécialisé dans le droit des étrangers, depuis son bureau situé face à l’imposant palais de justice de Van. «Les autorités turques vont quasi systématiquement rejeter les demandes, et peuvent ainsi renvoyer les requérants en Iran, à leurs risques et périls», explique le juriste.

Pour les Iraniens, Van n’a donc jamais été une terre d’exil. Plutôt une soupape de liberté, un espace de respiration à quelques heures de voiture des grandes villes de l’ouest du pays. Le poids économique de ces visiteurs est considérable, dans l’industrie du tourisme comme dans celle du commerce de détail, des vêtements et des produits de consommation de marques occidentales souvent impossibles à trouver en Iran.

Dans les rues, l’affichage des échoppes est en langue turque et farsi, tandis que les commerçants maîtrisent souvent quelques mots de cette dernière pour négocier avec leur clientèle. Mais la guerre de juin inquiète les marchands. «Les touristes iraniens, d’habitude, c’est la moitié de nos clients, et ils achètent beaucoup. Durant l’été, c’est 80 % de notre chiffre d’affaires», explique le gérant de la boutique d’une chaîne de prêt-à-porter dans un grand mall à l’américaine de l’avenue de la République, au centre de Van. Les chiffres de juin s’annoncent catastrophiques, et sa boutique est désespérément vide en ce mardi 24 juin car ce ne sont plus de candides touristes qui arpentent les rues de la ville depuis le vendredi 13, mais surtout des Iraniens en transit.

Vols saturés

Pendant la guerre, les autorités de Téhéran ont largement restreint la sortie du territoire aux seuls ressortissants qui disposent d’une autre nationalité ou d’un visa en règle pour un pays tiers. La fermeture de l’espace aérien iranien et l’interruption des vols dans le pays ont contraint les Iraniens coincés à l’étranger à passer par voie terrestre pour rentrer au pays. Résultat : les quelques vols quotidiens du petit aéroport régional et les autocars interurbains étant rapidement saturés, des milliers de touristes d’infortune se sont agglutinés à Van le temps de quelques jours, remplissant les hôtels, parfois hébétés de se retrouver dans un pays dont ils ne parlent pas la langue, pour un séjour imprévu.

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Attablés sur la terrasse improvisée du Motto Café, justement, un groupe d’Iraniens vivant aux Etats-Unis et au Canada, tout juste sortis d’Iran, profitent de la moiteur de la soirée estivale. En attendant de trouver une place sur un vol pour Istanbul, ils remplissent leurs verres de plastique depuis une bouteille de whisky dissimulée sous la table, comme si leur récent séjour dans la république islamique avait inspiré ce réflexe de discrétion. «On ne se connaissait pas, on s’est retrouvés dans le hall de l’hôtel à suivre les derniers développements de l’actualité à la télé iranienne, explique Maryam (1), une Irano-Américaine de 50 ans. Et on a décidé que ce soir, on allait seulement faire la fête. Les infos, on les regardera demain.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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