Ilker Çatak, réalisateur de « La Salle des profs » : « Vous n’entendez parler des immigrés que lorsqu’il y a une catastrophe» – Maroussia Dubreuil / LE MONDE

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Dans un entretien au « Monde », le cinéaste explique comment il s’est inspiré d’un souvenir d’enfance dans une école allemande.

Le Monde, le 18 mars 2024 par Maroussia Dubreuil

Le réalisateur allemand Ilker Çatak aime rappeler ce dicton : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. » Son quatrième long-métrage, La Salle des profs, tourné en huis clos dans un collège à Hambourg, pose la question des dérives de la bien-pensance. Ce thriller scolaire haletant, qui représente l’Allemagne aux Oscars, dimanche 10 mars, s’inspire d’un souvenir d’enfance du cinéaste et de son coscénariste, Johannes Duncker : un jour, en cours de physique, trois professeurs ont demandé aux filles de sortir et aux garçons d’ouvrir leur porte-monnaie sur la table…

Dans « La Salle des profs », un collège est confronté à une série de vols. Pour mettre fin aux fausses accusations, uneprofesseure laisse tourner la caméra de son ordinateur. Mais la situation se retourne contre elle… Votre film est le reflet d’une société qui a tendance à s’emballer et à manquer de discernement, non ?

De fait, la professeure, Carla Nowak, agit au mieux, mais d’autres personnes pensent être encore plus morales qu’elle… En ce moment, j’ai parfois l’impression que nous sommes de retour à l’époque médiévale : un individu dont on juge qu’il a mal agi est mis sur la place publique et peut se faire cracher dessus par tout le monde… C’est important que la cancel culture puisse offrir une seconde chance, d’autant plus qu’un jugement moral peut être obsolète dix ans plus tard. Cela dit, la cancel culture a aussi ses avantages. Par exemple, quand Elon Musk tient des propos antisémites, on peut décider de ne plus acheter sa Tesla ou de ne plus naviguer sur sa plate-forme… Il est important de considérer chaque cas différemment.

Des films ont-ils nourri votre réflexion ?

Oui, deux films français : Entre les murs,de Laurent Cantet [tourné dans un collège, Palme d’or en 2008] et La Loi du marché,de Stéphane Brizé [le chemin semé d’humiliations d’un chômeur, en 2015]. Et puis un film belge : Le Jeune Ahmed, des frères Dardenne [2019], qui décrit notamment la relation entre une professeure et un élève. Je dirais aussi que, sur le plan visuel, Elephant, de Gus Van Sant [2003],a compté.

Où avez-vous tourné ?

Au départ, je voulais filmer pendant les heures de classe. J’ai demandé l’autorisation à plusieurs écoles à Hambourg, mais elles ont toutes dit que c’était impossible, si ce n’est pendant les petites vacances. Ce qui ne laissait pas assez de temps. Difficile de faire un film en deux semaines. C’est alors que ma directrice de production a trouvé un ancien lycée technologique juste avant sa démolition…

Carla Nowak vient d’une famille polonaise de Westphalie, parle couramment le polonais mais n’est pas très à l’aise avec ses origines. La question de l’identité traverse le film…

Il existe un horrible préjugé à l’égard des Polonais… Les Allemands pensent que tous les Polonais sont des voleurs. Avec mon coscénariste, Johannes Duncker, nous voulions créer un personnage qui a un peu honte de son héritage. Nowak me fait penser à cette écrivaine polonaise de ma génération, Margarete Stokowski, 37 ans (connue pour ses essais hebdomadaires pour le magazine Spiegel Online, où elle écrit sur l’état actuel du féminisme en Allemagne), qui sait ce que ça représente d’avoir grandi en tant que Polonaise en Allemagne. Moi-même, à l’école, à Berlin, j’essayais de cacher mes origines turques, en refusant de parler ma propre langue. Tout le film traite de ces problèmes d’identité. Il me semblait important que la jeune fille qui porte un foulard dans mon film parle parfaitement l’allemand et qu’elle soit journaliste. Je voulais inverser la tendance.

Que faisaient vos grands-parents ?

Ils étaient paysans en Anatolie. Après être passés par Istanbul, ils se sont installés en Allemagne. C’est là que mon grand-père a travaillé à l’usine, a appris à lire et à écrire, a élevé deux enfants…

Aujourd’hui, son petit-fils est nommé aux Oscars…

Oui, c’est une belle histoire sur l’immigration. Je tiens à le souligner parce que vous n’entendez parler des immigrés que lorsqu’il y a une catastrophe… En Allemagne, la couverture médiatique des Oscars, c’est grosso modo : Sandra Hüller, Wim Wenders, et les autres [Sandra Hüller, actrice allemande, est nommée à l’Oscar de la meilleure actrice pour Anatomie d’une chute, de Justine Triet ; Perfect Days, de Wim Wenders, représente le Japon]. Mon film concourt pour l’Allemagne et pourtant je suis mentionné dans « les autres ». J’ai consacré mes six derniers mois à tout faire pour obtenir cette nomination pour mon pays et je fais partie des « autres ». Depuis trois jours, je dis aux journaux allemands qui m’interviewent : « Vous savez que vous avez un problème de racisme ! Vous ne voulez pas parler de ceux dont les noms ne sonnent pas allemand. »

Film allemand d’Ilker Çatak. Avec Leonie Benesch, Michael Klammer, Rafael Stachowiak (1 h 39).

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