Interview avec Hamit Bozarslan. Contestation en Iran : «C’est la fin de la supercherie d’un régime qui ne peut se régénérer» – Libération

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« Trois mois après la mort de Mahsa Amini en Iran, le mouvement de protestation ne s’essouffle pas. Pour le chercheur Hamit Bozarslan, cela révèle les limites d’un régime qui ne parvient pas à se réinventer » rapporte Hala Kodmani dans Libération du 19 décembre 2022.

Directeur d’études de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) Hamit Bozarslan est titulaire de la chaire «Sociologie historique de la violence aux Proche et Moyen-Orient». Son dernier ouvrage, l’Anti-Démocratie au XXIe siècle : Iran, Russie, Turquie, est paru en mai 2021 chez CNRS Editions.

L’escalade de la répression, avec de plus en plus d’arrestations et de condamnations à mort, signale-t-elle un renforcement ou un affaiblissement du régime iranien ?

Il faut souligner tout d’abord que la crise actuelle en Iran est tout à fait différente des révoltes précédentes de 2009, 2017, 2019…. Tant par les caractéristiques du mouvement de protestation que par la situation d’un régime zombi qui fait penser au roman de Gabriel García Marquez l’Automne du patriarche. Cela ne veut pas dire que les jours du régime sont comptés, mais qu’il a perdu toute capacité à se régénérer. Pour revenir à l’histoire de la révolution islamique, ce régime n’a jamais cessé de gagner du temps pour se maintenir en mobilisant le pays dans des combats successifs. Il y eut ainsi la guerre contre l’Irak de 1980 à 1988, puis l’ambition d’exporter la révolution dans la région, notamment vers le Liban avec la création du Hezbollah, mais aussi vers l’Irak ou la Syrie, en même temps que l’appel à défendre l’islam avec la condamnation de Salman Rushdie.

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Les périodes de libéralisation économique et d’ouverture relative sous les présidences Rafsandjani [1989-1997, ndlr] ou Khatami [1997-2005], qui apparaissent comme un âge d’or, ont été suivies d’une plongée dans l’obscurantisme avec Ahmadinejad [2005-2013]. Depuis 2009, le guide suprême Khamenei veut lutter contre l’occidentalisation de la jeunesse par une réislamisation de la société qui vient d’être mise en échec. Toutes ces strates s’effondrent aujourd’hui. C’est la fin de la supercherie d’un régime qui ne peut se réinventer.

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Le mouvement de contestation a nettement dépassé la question du voile des femmes. S’agit-il d’une revendication de renversement du régime ?

Le fait important dans le mouvement actuel est qu’il s’agit d’une révolte des femmes qui évolue en mouvement insurrectionnel. Celui-ci est devenu intergenres puisque, en ralliant les femmes, les hommes sont obligés de repenser leur virilité, tandis que le pouvoir voit sa masculinité défiée. Cette masculinité de souffrance, cette culture sacrificielle et du martyr est désormais rejetée par une jeunesse iranienne qui réclame un régime de joie. Cette tendance a été déjà affirmée chez les chiites d’Irak ou du Liban lors des révoltes de 2019, où une revendication de citoyenneté a émergé contre le modèle militaire et religieux de la révolution islamique et de la tradition chiite.

Les jeunes rejettent-ils toute l’histoire de la révolution islamique ?

Ils accusent de lâcheté, et même de trahison, leurs parents et leurs grands-parents qui ont adhéré au régime ou l’ont accepté. Mais leur appel à une nouvelle solidarité intergénérationnelle est entendu puisqu’on assiste à une unité dans le soutien au mouvement de protestation. Il faut souligner aussi l’aspect interprovincial de la protestation, partie du Kurdistan iranien. Le slogan «Femme, vie, liberté», féministe et radical, lancé par les Kurdes, a été adopté par l’ensemble du mouvement. Dans le même temps, on assiste à une ré-iranisation du Kurdistan, et même d’autres provinces comme le Baloutchistan sunnite.

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La confrontation avec le pouvoir peut-elle durer encore longtemps ?

On ne peut pas prévoir l’évolution, ni dans l’espace ni dans le temps, de ce qui n’est pas encore une révolution, mais une insurrection. On n’est pas dans la situation du monde arabe en 2011 car la rue n’a pas encore les moyens d’investir le palais. Les risques de lassitude du mouvement et d’escalade dans la répression existent. Mais même si le mouvement est écrasé, la socialisation qui s’est produite est durable et le pouvoir est incapable de remobiliser. On est dans un processus irréversible.

Libération, 19 décembre 2022, Hala Kodmani, Photo/SalamPix/ABACA

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