Jihad Yazigi : « Pour la Syrie, les bénéfices à tirer de la reprise des relations avec la Turquie paraissent bien maigres » Le Monde

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« Le réchauffement diplomatique entre Damas et Ankara risque pour Bachar Al-Assad de mettre en lumière la faiblesse de son régime, prévient Jihad Yazigi, fondateur d’une lettre d’information économique sur la Syrie » rapporte Le Monde du 18 janvier 2023.

La rencontre entre les ministres turc et syrien de la défense, à Moscou, le 28 décembre 2022, la première depuis le début du soulèvement syrien, en 2011, marque une étape importante dans les relations entre les deux pays. Elle pourrait être suivie d’ici à la fin du mois de janvier par une rencontre entre les ministres des affaires étrangères, ce qui donnerait un caractère plus politique à la reprise des relations bilatérales en montrant qu’elle dépasse le simple cadre de la coopération sécuritaire.

Si surprenant que cela puisse paraître au vu de l’isolement international du régime syrien, cette rencontre fait suite à des mois de pressions de la part du président turc sur son homologue russe pour que celui-ci force la main à son allié syrien. A y regarder de plus près, il apparaît cependant que les avantages pour Ankara sont nettement plus importants que les bénéfices que peut en tirer Damas.

Pour Erdogan, qui est obnubilé par l’élection présidentielle de juin et les risques d’assister à la fin de son règne de près d’un quart de siècle sur la Turquie, les gains qu’il peut tirer d’une reprise des relations avec Damas sont multiples.

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Celle-ci serait d’abord un signal envoyé à la communauté alévie, qui représente de 15 % à 25 % du corps électoral turc, selon les sources. Cette communauté, dont les croyances se rapprochent de celles de la communauté alaouite, dont est issu l’establishment sécuritaire de Damas, soutient en majorité le régime syrien et n’a jamais vu d’un très bon œil l’appui d’Ankara à l’opposition syrienne.

Un scénario à éviter

Le président turc envoie aussi un signe de fermeté aux réfugiés syriens présents sur son sol. Au nombre de 3,5 millions selon Ankara, ceux-ci sont relativement bien intégrés dans le tissu économique et social turc, mais font office de boucs émissaires pratiques en ces temps de crise.

Finalement, Ankara cherche à mettre fin à l’expérience kurde de gestion du Nord-Est syrien. Même si une intervention militaire comporte son lot de risques, l’attentat d’Istanbul du 13 novembre 2022, attribué par le gouvernement turc à des membres du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] basés en Syrie, pousse Ankara à agir. Bien qu’Erdogan n’ait pas besoin du feu vert de Damas, son accord faciliterait une intervention militaire ainsi que l’administration des zones reprises aux forces démocratiques syriennes.

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Pour Damas, en revanche, les bénéfices à engranger paraissent bien maigres. Certes, les rencontres avec des officiels turcs relanceraient la réhabilitation régionale de la Syrie, qui semble stagner – depuis la réouverture de l’ambassade des Emirats arabes unis à Damas, en décembre 2018, qui a marqué le premier pas dans ce processus de réhabilitation, peu d’avancées ont vu le jour. Les médias syriens ont par ailleurs annoncé qu’Ankara avait cédé à toutes les demandes de Damas, y compris au retour sous son giron des régions du nord-ouest du pays, actuellement sous contrôle turc.

Mais, en pratique, les autorités syriennes ne peuvent pas espérer grand-chose de ce processus de réconciliation. Toute perspective de retour de Damas, et donc de ses services de sécurité, dans le Nord-Ouest, terroriserait la population de la région, qui se compte en millions, et entraînerait un déplacement de population monstre, soit exactement le scénario qu’Ankara veut éviter. Par ailleurs, toute opération militaire exigerait un soutien aérien russe, ce qui paraît peu probable au vu des priorités actuelles de Moscou. Ce retour a donc peu de chance de se réaliser.

Faillite généralisée

Quant au nord-est de la Syrie, il est improbable que l’armée syrienne ait les moyens de contrôler une région qui représente près du tiers du territoire national. Elle s’en était retirée dès l’été 2012, alors qu’elle n’était pourtant que peu entamée par son engagement dans la répression du soulèvement. Elle continue d’ailleurs à souffrir face à la résurgence de l’Etat islamique dans la région centrale de la Badiya. La voir reprendre contrôle de la région semble donc très improbable. Ce qui frappe aujourd’hui à Damas, c’est le délabrement très avancé de l’administration syrienne. L’économie est en chute libre, le dollar ayant vu sa valeur doubler sur le marché noir en l’espace d’un an et dépasser, selon plusieurs plates-formes en ligne, le seuil des 4 000 livres syriennes, puis celui des 5 000, des 6 000 et enfin des 7 000 dans l’indifférence quasi générale, tant la population et les analystes ont intégré l’incapacité des autorités à juguler la faillite généralisée du pays. La livre syrienne a depuis légèrement réduit ses pertes et s’échange aujourd’hui autour de 6 500 livres pour 1 dollar.

Depuis des semaines, les pénuries d’essence ont entraîné la fermeture de nombreux services publics alors que des manifestations reprennent à Souweïda et à Deraa, dans le sud du pays, pour protester contre la cherté de la vie. Le gouvernement n’investit plus depuis de nombreuses années et souffre même pour recruter, les salaires des fonctionnaires ne suffisant plus à couvrir les frais de transport jusqu’au travail. Une reprise du nord du pays représenterait donc une charge et des responsabilités supplémentaires que Damas est aujourd’hui incapable d’assumer.

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Certes, le régime de Bachar Al-Assad paraît indéboulonnable, fort du soutien de ses alliés et d’une apathie généralisée de la communauté internationale qui se satisfait du maintien du statu quo. Mais l’incapacité du régime à proposer des solutions aux crises de gouvernance du pays est un sérieux obstacle à sa réintégration régionale, sans parler évidemment de la loi « Cesar » américaine [un arsenal de sanctions à l’encontre du régime depuis 2020] qui empêche toute réhabilitation économique.

Quelles que soient les velléités d’ouverture turques, les autorités syriennes traînent des pieds, car elles sont conscientes de leur incapacité à remplir leur part de tout accord bilatéral. Offrir un cadeau à Erdogan, sans pouvoir en tirer des bénéfices notables, ne fait pas de la reprise des relations avec la Turquie une bonne affaire pour Damas.

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Jihad Yazigi est le rédacteur en chef de Syria Report (Syria-report.com), une lettre d’information économique qu’il a fondée à Paris en 2001.

Le Monde, 18 janvier 2023, Jihad Yazigi, Photo/Yamam al Shaar/Reuters

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