La galerie dépo après la détention d’Osman Kavala

Must read

Asena Günal

Directrice de Depo :

“Osman Kavala a été placé en garde à vue le 18 octobre 2017 et emprisonné 14 jours plus tard. Un an après, c’était mon tour, ainsi que d’autres membres d’ONG qui faisaient partie du conseil d’administration de l’ONG Anadolu Kültür. Nous avons, à chaque fois, été très préoccupés de savoir si nous allions pouvoir continuer notre travail. De lourdes accusations pèsent sur Osman comme sur nous. Si nous sommes encore autorisés à travailler alors que nous sommes soupçonnés des pires crimes (!), c’est uniquement grâce à la « magie » du nouveau système judiciaire de notre pays. Dans ce système, tout opposant au régime est susceptible d’être un jour accusé de « terrorisme ».   

Dès ses débuts, la galerie d’art Depo a élaboré son programme en priorisant les questions politiques et sociétales contemporaines. Depuis janvier 2009, en lien avec Anadolu Kültür, nous avons tour à tour organisé et accueilli des expositions, des évènements et des projections de toutes sortes. L’interprétation des problématiques actuelles à travers les arts, la défense des droits humains et des droits des minorités et l’approche critique du passé de la Turquie ont toujours été nos priorités. Nous n’avions, jusqu’à présent, jamais été inquiétés. Nous n’avons jamais hésité à accueillir des opposants au régime, à projeter des films et à exposer des œuvres engagées. Cependant, l’autoritarisme croissant qui frappe notre pays, notamment depuis ces cinq dernières années, n’a bien sûr pas épargné Depo. L’abandon du processus de paix concernant le conflit kurde nous a poussé à prendre toujours plus de précautions avant d’exposer des œuvres portant sur la question kurde. « Je ne voudrais pas vous causer de problèmes, vous n’êtes pas obligés de montrer ma vidéo », nous confiait un artiste, alors même que le processus de paix était encore sur la table et que son travail ne posait pas vraiment problème. Nous avons décidé de le projeter malgré ses réticences.

Mais ses craintes étaient loin d’être infondées : sur 103 mairies dirigées par le parti HDP, 83 avaient été placées sous l’autorité d’administrateurs d’État et la production artistique et culturelle, déjà sous contrôle pendant le processus de paix, était alors largement entravée. Le centre culturel Cegerxwin, la galerie d’art Amed, le cinéma Yılmaz Güney et les théâtres des villes de Batman et Diyarbakır avaient été fermés, leurs employés licenciés. Avec l’arrivée des administrateurs d’État à la tête des mairies HDP, tous les efforts d’institutionnalisation de la langue et de la culture kurde entamés depuis les années 2000 ont été arrêtés. Quant aux institutions culturelles indépendantes comme KürdiDer, le centre culturel Mezopotamya et le théâtre Seyr-i Mesel, ils ont tout simplement été contraints de fermer.       

Alors que la détention d’Osman Kavala se prolonge, nous nous devons de rester prudents. Nous avons repoussé sine die la date d’exposition de la production des jeunes qui avaient participé au projet « Hatırlamak ve Anlatmak için Şehre BAK » (« Regarde la ville !  Pour se souvenir, pour raconter ») dans l’espoir qu’Osman sera bientôt de retour parmi nous, mais nous avons finalement dû annuler car nous voulions éviter de donner du grain à moudre aux ennemis d’Osman. Bien que nous ne cachions rien de notre travail et que tout est fait dans la légalité et la transparence, nous avons dû mettre le projet de côté car l’atmosphère actuelle nous laisse craindre le pire. Il y avait, parmi les productions, la vidéo d’une vieille dame refusant de sortir de sa maison pendant la destruction du quartier historique de Sur à Diyarbakır ou encore un dialogue entre un opposant kurde, contraint de fuir à l’étranger et son ami d’enfance. Pour la toute première fois depuis la création de Depo, nous avons dû consulter des avocats pour assurer nos arrières, un réflexe qui s’est largement répandu et normalisé ces dernières années parmi les acteurs de la culture pour l’organisation de festivals, d’expositions ou d’évènements. Pour éviter de prendre des risques inutiles, nous n’avons jamais programmé une exposition ou un évènement pour lesquels nous avions le moindre doute, mais cela ne nous a pas empêché non plus d’exposer les œuvres de deux détenues, Zehra Doğan et Fatoş İrwen, lors du 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits humains, le 10 décembre 2018, organisé par Amnesty International.

Depo a toujours fait figure de lieu protégé, ouvert aux voix de l’opposition. La galerie a ouvert ses portes à des artistes loin du marché de l’art, a accueilli des artistes victimes de censure qui se sont retrouvés sous son toit pour débattre. Chaque année, au mois d’avril, la question du génocide et la présence arménienne en Anatolie ont été abordées à travers des expositions et des évènements. Chaque année, de nouvelles thématiques ont été mises à l’honneur dans le cadre de SaturDox, programme de projections de films suivies de conférences : autour du génocide et des crimes contre l’humanité en 2015 ; sur la révolution en Syrie et le vécu des populations syriennes en 2016 ; sur les disparitions forcées en 2017 ; et enfin, en 2018, sur le potentiel de la résistance artistique dans un contexte autoritaire où les régimes politiques tentent de contrôler chaque domaine de la vie. Toutes ces thématiques étaient, cela va sans dire, directement liées à l’actualité. Les activités de Depo en ont déjà dérangé plus d’un. « Réveillez-vous, ils parlent de ‘génocide’’ », avait tweeté un visiteur sur le compte Twitter de Beyaz Masa, service de communication mis en place par la Mairie d’Istanbul pour recueillir les avis, souhaits et plaintes des usagers. Ce type de réactions ne nous inquiétaient pas outre mesure car nous savions bien que la majorité de nos concitoyens n’allait pas considérer nos activités d’un bon œil et qu’elle les trouverait probablement dangereuses. Nous avions le sentiment de faire un travail de niche et cela nous procurait un sentiment de sécurité. Nous en sommes rapidement revenus depuis que les accusations se sont multipliées contre Osman Kavala et Anadolu Kültür et que les campagnes de calomnies et de haine se sont multipliées contre nous.    

Osman Kavala est de ceux qui soutiennent les initiatives locales, travaillent au développement et à la diffusion de la production artistique dans tous les pays à travers l’ONG Anadolu Kültür, fondée en 2002. Cette organisation part de l’hypothèse qu’il est possible de favoriser les conditions pour l’établissement de la paix et de la justice sociale grâce à l’art pendant que les conflits se poursuivent depuis des années en Turquie. Elle fait partie de ceux qui s’efforcent de porter les productions locales à l’échelle internationale afin qu’elles ne restent pas circonscrites aux cercles habituels.

A condition d’être exempts de préjugés idéologiques, tous les acteurs du monde de l’art et de la culture savent pertinemment que les accusations qui pèsent sur Osman Kavala n’ont aucun fondement. Pourtant, alors que de nombreuses personnalités de la culture se mobilisaient en Europe contre cette injustice, aucune institution n’a pris position sur la question en Turquie.

De nombreux employés d’institutions culturelles se sont mobilisés individuellement pour manifester leur soutien, soit par un coup de téléphone aux employés d’Anadolu Kültür, en relayant les messages de solidarité, soit en partageant des posts sur les réseaux sociaux, voire en allant jusqu’aux portes de la prison de Silivri pour brandir des pancartes portant des messages d’indignation. A l’inverse, rien n’a été fait au niveau institutionnel dans l’univers des arts et de ceux qui les financent. On voit bien que le discours sur l’impartialité du soutien des arts par les milieux d’affaire, et cela tout particulièrement en temps de crise, n’est qu’un leurre. La contradiction a toujours existé mais sa complexité réapparaît encore davantage en temps de crise. La solidarité institutionnelle manque cruellement dans le monde de l’art et de la culture en Turquie, personne ne le nie. Il a été impossible aux membres de cet univers de s’unir alors l’un des leurs se trouve emprisonné injustement.  

Toutes les grandes institutions culturelles sont restées silencieuses face au repli forcé dans le domaine et tentent, bon an mal an, de développer des « stratégies » pour passer entre les mailles du filet car il s’agit pour elles de ne pas trop faire de vagues afin d’assurer leur survie et la durabilité de leur travail. La logique sous-jacente qui prévaut est simple : « les dirigeants, les ministres de la Culture, les conseillers partiront mais les institutions, elles, leur survivront ». On nous explique que c’est uniquement de cette manière qu’il est possible de maintenir une activité et de continuer à montrer des œuvres politiquement critiques et engagées. 

De nombreux organisateurs de festivals, d’évènements et d’expositions travaillent désormais avec des avocats et sélectionnent les œuvres après une pesée de risques qui revient à s’autocensurer. Peut-être que tout ce monde espère pouvoir se rassembler pour faire pression sur le gouvernement, mais rien n’aboutit dans la pratique. Nous ne cessons de régresser : les œuvres, évènements, expositions qui hier, sous ce même gouvernement, étaient proposés sans problème au public font désormais l’objet de contrôle des lieux d’exposition eux-mêmes. Cependant il est très difficile de mesurer et de retracer le degré d’autocensure mais tous les acteurs du monde de la culture en sont témoins. Dans ce contexte de silence généralisé, seul le maintien de quelques espaces nous permet encore de garder espoir. Nous poursuivons notre travail, une  lutte contre l’autoritarisme nationaliste et militarisé de cette « Nouvelle Turquie » qui nous accable.

Quelques exemples d’expositions présentées sur la période 2009-2018 (pour les détails et pour consulter les autres expositions : http://www.depoistanbul.net)

2009

  • No More Reality, Crowd and Performance, Contingent Identities
  • Depo was used as one of the main exhibition venues of 11th Istanbul
    Biennial

2010

  • Open City Istanbul exhibition and international conference
  • When Ideas Become Crime

2011

  • Where Fire Has Struck (An Exhibition on the 20th Anniversary of the
    Human Rights Foundation Turkey)
  • Antoine Agoudjian – Burning Eyes: Memories of the Armenians
  • Erhan Arık – Horovel
  • Be Mobile in Immobility (Creative Politics)

2012

  • A Kind of Electircity Appeared in Outer Space: Musical Turkey in 1960s
  • Ahmet Sel – Davutpaşa Mid 3
  • Ahmet Polat – Kemal’s Dream

2013

  • Bearing Witness to the Lost History of an Armenian Family: Through the
    Lens of the Dildilian Brothers (1872-1923)
  • Never Again! Apology and Coming to Terms with the Past

2014

  • BAK: Revealing the City Through Memory
  • 20 Dollars 20 Kilos
  • Silvina Der-Meguerditchian – Memory Without A Place
  • Mobilizing Memory: Women Witnessing

2015

  • Helen Sheehan – Armenian Family Stories and Lost Landscapes
  • Spectography: Tracing the Ghosts
  • Norair Chanian – The Power of Emptiness
  • Anita Toutikian – Exbroideries
  • A Life Overflowing: Aziz Nesin 1915-2015
  • Grandchildren: New Geographies of Belonging
  • Depo was one of the exhibition venues of 14th Istanbul
     Biennial and hosted video installation “Silence of Ani” by Francis Alys

2016

  • “Bizzat Hallediniz”
  • Left Over
  • Unidentifiable Fire: Newroz – Media, Discourse, Ritual
  • Diana Markosian – 1915
  • Past, in Each of its Moments, Be Citable    

2017

  • Nar Photos: Mekân – Stories of Syrian Refugees
  • Sıla Yolu: The Holiday Transit to Turkey and the Tales of the Highway
  • Luys i Luso: A Cinematic Journey Through Armenian Music
  • Jocelyn Saab – One Dollar A Day
  • Antoine Bougeard – Panoptisme

2018

  • Poetry of Stones, ANI: An Architectural Treassure on Cultural Crossroads
  • Bitter Things: Narratives and Memories of Transnational Families

Share the post « La galerie Dépo après la détention d’Osman Kavala »

More articles

Latest article