La Turquie contre les Kurdes, suites d’attentat – Kedistan/Daniel Fleury

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« Plus s’approcheront les échéances électorales de 2023 en Turquie, et plus les attaques contre les Kurdes se feront violentes » rapporte Daniel Fleury dans Kedistan du 22 novembre 2022.

Le régime de Turquie et surtout les fractions politiques corrompues qui en sont socle et soutiens ont tiré les conclusions de ce que fut la rupture du « processus de paix » d’avant 2015, du « coup d’Etat manqué de 2016« , et surtout compris les bénéfices politiques qu’ils pouvaient tirer d’une stratégie de tension accompagnée d’une fibre nationaliste exacerbée.
Il ne fallait donc pas être devin pour savoir que l’attentat d’Istanbul du 13 novembre était annonciateur d’une période où le bouc émissaire kurde servirait à nouveau de carburant électoral pour le régime Erdoğan en difficulté.

Ennemi de l’intérieur, ennemi de l’extérieur, omniprésence de la menace terroriste proclamée, instrumentalisation de toute condamnations d’opposant.es politiques avec ce motif, cela n’est pas nouveau. La relance par la violence de cette stratégie était aussi attendue.
Ce régime est prévisible, et l’approche de 2023, à la fois date du centenaire de la République de Turquie, et donc glorification du nationalisme kémaliste, et échéance électorale décisive pour le pouvoir en perte de vitesse, va accélérer les processus politiques, comme en 2015.

Souder la « Nation turque et sa République indivisible » contre l’accusé « séparatisme kurde » présente plusieurs avantages, dont celui d’empêcher la naissance d’un bloc électoral tacite d’opposition à Erdoğan entre les kémalistes du CHP et l’électorat kurde, de sommer le même CHP de faire front face aux « ennemis de la Turquie« , et de faire porter les enjeux sur les questions de sécurité intérieures et extérieures, dans une situation géopolitique régionale très guerrière, passant au second plan la situation économique catastrophique.

Un grand classique de tous les pouvoirs autocratiques.

Ainsi, pour l’AKP et ses alliés ultra-nationalistes, pour présenter en 2023 l’image d’une « Turquie moderne » fêtant ces 100 ans, conciliant nationalisme et religion, et tenant tête à ses ennemis dans un contexte régional où les guerres sont multiples, il devient plus que jamais nécessaire de raviver la division et la haine contre un « ennemi kurde de l’intérieur » qui tirerait sa force de ses « complicités terroristes de l’extérieur, en Syrie et en Irak« .
La relance de la guerre au PKK, (qui n’a pourtant jamais cessé), avait besoin de sang. L’attentat d’Istanbul l’a fourni.

Comme pour tous les attentats depuis plus d’une décennie, les coupables arrêtés et désignés resteront des énigmes. Autrefois Daech, contre les Kurdes, aujourd’hui le PKK, contre la « nation turque ». Dans tous les cas, des enquêtes réelles qui n’aboutiront jamais, menaient pourtant à de tout autres responsables et complicités.

L’affaiblissement du mouvement kurde, par une répression systématique de ses acteurs, actrices politiques, élu.es, de ses journalistes, artistes… l’exil d’un grand nombre, et le harcèlement policier des soutiens défenseurs des droits humains a fait suite à la rupture du processus de paix et aux actions militaires violentes et meurtrières de l’armée turque dans la partie turque du Kurdistan en 2015. Demirtaş et beaucoup d’autres en prison, avec le silence tacite de l’opposition CHP, voire la complicité, condamnait pour un temps long le principal parti d’opposition démocratique à majorité kurde à la défensive permanente. Lui verrouiller une expression pour 2023 en ré-ouvrant la violence est donc une suite logique que s’emploient à mettre en place des fractions significatives du pouvoir et des hommes clé.

N’oublions pas non plus que le centenaire de la naissance de la République de Turquie est aussi celui du découpage en quatre du Kurdistan, et de l’attribution des parts ainsi créées à quatre Etats- nation désignés de la région, Iran, Irak, Syrie et… Turquie.

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A l’échec relatif des tentatives multiples d’Erdoğan d’imposer une nouvelle occupation de territoires syriens, sous le prétexte d’y installer les réfugiés en nombre et de « réduire l’influence terroriste du YPG », qualifié de « terroristes kurdes« , succède une campagne de bombardements de sites névralgiques en Syrie Nord, et en Irak, que ce récent attentat viendrait donc « justifier ».
Ces bombardements sont en effet présentés comme « représailles légitimes » et accompagnés par une propagande médiatique autour des 2 enfants tués dans l’explosion, parmi les 6 morts.

L’omniprésence d’Erdoğan dans la diplomatie internationale, que ce soit en provoquant à nouveau la Grèce, autour du contentieux de Chypre, en se présentant comme « intermédiaire » après l’agression russe de l’Ukraine, puis « sauveur » auprès des pays africains dans l’accord d’exportation des céréales, sans compter le rôle joué dans la guerre côté Arménie, se fondent donc dans le décor et masquent l’agression en Syrie et en Irak.
Ainsi, un membre de l’OTAN aussi actif deviendrait-il légitime à lutter contre SON « terrorisme« , encore plus à user de « représailles« , terme que l’on connaît bien chaque fois qu’Israël légitime ses exactions contre les Palestiniens, en toute impunité internationale depuis des années.

Ces « actions » militaires au nom de la lutte contre le PKK, que ce soit au Kurdistan irakien ou au Nord Syrie, bénéficient d’un silence complice et de soutiens tacites. Feu vert de la Russie en Syrie, soutien à peine masqué en Irak de l’entité politique nationaliste du Kurdistan, cécité d’un président américain très occupé… Ne parlons pas de la France, qui a déjà oublié le semblant de soutien apporté aux Kurdes dans leur lutte contre Daech. Elles s’intensifient à intervalles réguliers et s’accompagnent d’assassinats ciblés, qu’ils soient le fait de drones ou directement de membres des services turques.
Ainsi furent assassinés récemment, et je ne cite que les plus emblématiques, des activistes, militant.es, intellectuell.es, responsables politiques kurdes, pour le simple fait d’être kurdes et soutiens de la lutte commune : Nagihan Akarsel, Suheyl Xurşîd Ezîz, Yasin Bulut ou encore Zeki Çelebi… et que des exilé.es n’en sont pas à l’abri, tant les « services turques » sont actifs en Europe.

Les frappes de ces derniers jours dans les provinces syriennes de Raqa et Hassaké (nord-est) et d’Alep (nord) ont fait au moins 18 morts dans les rangs des Forces Démocratiques Syriennes et 12 morts chez ceux du régime syrien, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), faisant aussi 40 blessés, selon la même source.
L’ONG fait état de la mort d’un journaliste, Issam Abdallah, correspondant syrien d’une agence de presse kurde.
De leur côté les autorités autonomes kurdes établissent un bilan d’au moins 29 morts.

« 89 cibles comprenant des abris, tunnels, dépôts de munitions, postes de commandement et camps d’entraînement ont été «détruites« , et « beaucoup de terroristes ont été neutralisés« , c’est la thèse du ministère turc de la Défense. Mais on sait que les « cibles » ont été davantage civiles, comme la destruction de silos à grain ou d’infrastructures essentielles (centrale électrique) pour les populations, tout comme une unité pédiatrique en construction.

A noter que l’on a pas entendu de protestations côté « régime de Bachar », les assurances ayant été prises ces derniers mois entre Bachar et le régime turc, via la Russie. Le régime syrien en a cependant profité pour ciblé des positions favorables à la Turquie près d’Idlib (Taftanaz), aidé par l’aviation russe.

On peut encore s’attendre à de nouvelles exactions sur le mode riposte/représailles de la part des forces militaires turques, et russes, qui prolongeraient ce lourd bilan, sachant que des frappes ont été exécutées également en Irak. Des ripostes côté kurde, en légitime défense, auraient déjà tué plus de 47 soldats turcs sur différents points de la frontière syrienne, selon les FDS.

D’un « attentat à coupable qui aurait avoué » à un abcès de guerre qui est réouvert, il y a toute une nième tentative du régime d’Erdoğan pour lancer les élections dans un contexte où nationalisme rime avec sang et polarisation de la Turquie, alors que les regards du monde sont tournés vers la Russie et l’Ukraine.

Et bien que ces attaques sur le Kurdistan aient suscité un peu partout des mobilisations de soutien au Rojava, on peut penser que comme pour « la révolte iranienne« , ces « problèmes récurrents du Moyen Orient » resteront des événements que les médias commentent et que les dirigeants politiques de ce monde évacuent au profit d’une réal-politique bricolée dans un G19, pour sauver les intérêts économiques et financiers à court terme, dans le contexte de la guerre en Ukraine et ses retentissements mondiaux.

Kedistan, 22 novembre 2022, Daniel Fleury, Photo/DELIL SOULEIMAN/AFP

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