La Turquie et la guerre en Ukraine : de la posture du grand écart à la doctrine de la connivence – Jean Marcou / AREION 24 NEWS

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Par Jean Marcou, Article paru dans la revue Diplomatie n°119, « 20 ans de Diplomatie : quelle évolution du monde ? », Janvier-Février 2023. Pour le lire dans Areion 24 News du 14 mars 2023.

La guerre en Ukraine a éclaté alors que, depuis plusieurs années, la Turquie s’employait à asseoir sa politique étrangère sur une sorte de grand écart entre ses anciens alliés occidentaux et ses nouveaux amis russes (1). Une stratégie qui permet aujourd’hui à Ankara de profiter de son rôle de médiateur et de s’affirmer comme un État pivot.

Membre de l’OTAN et candidate à l’Union européenne depuis la guerre froide, Ankara a noué, après la fin du monde bipolaire, une relation intense avec la Russie. D’abord énergétiques, les liens établis avec ce grand rival historiquement redouté ont pris une dimension stratégique dans le cadre du conflit syrien, avec la mise sur pied du processus d’Astana en 2017, avant de se traduire par des prolongements militaires, lorsque le gouvernement turc a acquis des missiles russes S-400. Cet ultime développement a mis la Turquie dans une position délicate vis-à-vis de l’OTAN, les États-Unis ayant enjoint leur allié de ne pas activer ce système de défense aérienne, et l’ayant privé de la livraison d’une centaine d’avions de combat dernière génération F-35.

Au cours de la présidence Trump, Recep Tayyip Erdoğan avait mis à profit sa relation personnelle avec le locataire imprévisible de la Maison-Blanche d’alors pour faire admettre des positions souvent contradictoires et parfois infidèles à son alliance militaire. Toutefois, avec l’arrivée aux affaires de Joe Biden, c’est-à-dire d’un président ayant une vision plus structurée et très polarisée du monde, l’exercice d’équilibriste auquel s’était précédemment livré le chef de l’État turc paraissait compromis. Dès ses premières sorties internationales, notamment à l’occasion du sommet de l’OTAN de Bruxelles, à la mi-juin 2021, le président américain soulignait à quel point la Chine et son allié russe constituaient désormais un défi systémique pour les Occidentaux, qu’il appelait à faire preuve d’une solidarité exemplaire. Dans ces conditions, la Turquie allait-elle pouvoir rester dans l’ambiguïté qui avait dominé sa diplomatie, au cours de la dernière décennie ? 

À bien des égards, on peut dire que la guerre en Ukraine apparait d’emblée comme un test instructif pour répondre à cette question (2). En effet, depuis la révolution du Maïdan, à son grand écart entre l’Ouest et l’Est, Ankara a ajouté un louvoiement subtil entre Kyiv et Moscou, qu’aucun autre pays de la région n’a réussi à assumer avec un tel aplomb… 

La Turquie, l’Ukraine et la guerre

Le 24 février 2022, la Turquie a condamné de façon très ferme l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en la jugeant « inacceptable », et en la qualifiant de « violation claire du droit international ». Ce ton a sur le coup rassuré les alliés occidentaux de ce pays, alors même que celui-ci expliquait pourtant qu’il n’avait pas l’intention d’appliquer les sanctions occidentales décidées contre Moscou. Cette fermeté apparente n’a rien de nouveau. Depuis 2014, la Turquie n’a jamais admis l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine, en ne manquant pas une occasion de rappeler cette position, et en donnant asile aux représentants en exil des Tatars de la presqu’île. Après le début des hostilités, ce soutien de principe à Kyiv a vu le gouvernement turc accéder à la demande de l’Ukraine de considérer « l’opération militaire spéciale » de Moscou comme une véritable guerre. Ankara a aussi strictement appliqué la Convention de Montreux régissant les détroits du Bosphore et des Dardanelles, en interdisant leur passage aux navires de guerre des deux pays belligérants, sauf dans le cas où ils vont rejoindre leurs ports d’attache.

Mais on aurait tort de croire que la convergence turco-ukrainienne n’est qu’une affaire de principe. Elle repose également sur une relation politique dense attestée par la fréquence des visites de haut niveau réalisées de part et d’autre. Depuis son élection à la magistrature suprême ukrainienne, Volodymyr Zelensky s’est rendu chaque année en Turquie, tandis que son homologue turc lui rendait la pareille en Ukraine, notamment juste avant et pendant le conflit, en février et août 2022. Dans une logique de désencerclement, Ankara et Kyiv se considèrent mutuellement comme des puissances stratégiques capables de contenir les ambitions de Moscou dans la région (3).

Ces liens stratégiques forts s’appuient également sur une relation économique, commerciale et militaire qui s’est renforcée. En 2021, les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint 7,4 milliards de dollars avec une perspective de forte croissance. L’Ukraine est bien sûr un important pourvoyeur de produits agricoles (en particulier d’huile de tournesol) pour la Turquie, où le tourisme ukrainien s’est parallèlement fortement développé (on comptait 1,5 million de touristes ukrainiens, en 2019, dans ce pays). Mais c’est aussi la coopération technologique et militaire qui alimente ces échanges. 

Celle-ci a commencé, en 2015-2016, pendant la brouille russo-turque, consécutive à la destruction d’un avion russe sur la frontière turco-syrienne. En 2018, un accord historique a vu la Turquie accepter de fournir à l’Ukraine des drones de combat Bayraktar TB2. Depuis, les deux pays ont initié une cinquantaine de projets militaires conjoints (avionique, missiles, technologie spatiale, robotique…). La joint venture entre les sociétés turque Baykar Makina et ukrainienne Ukrspesexport, qui a vu les Ukrainiens se mettre à produire des drones turcs sous licence, pourrait aussi permettre à la Turquie d’acquérir les moteurs qui lui sont nécessaires pour mener à bien ses projets d’avions et de chars de combat. Avant même le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, l’usage des drones turcs, par les Ukrainiens, contre les rebelles pro-russes du Donbass, avait vu Moscou faire part de son mécontentement à Ankara. Depuis, les Bayraktar TB2 ont frappé, avec l’efficacité qu’on connait, l’armée russe elle-même, devenant une arme emblématique du conflit déclenché le 24 février 2022. Dès lors, comment imaginer que parallèlement, la Turquie puisse entretenir une relation tout aussi fructueuse avec la Russie ?

La Turquie, la Russie et la guerre

Le refus turc de s’associer aux sanctions occidentales contre la Russie, suite à l’invasion de l’Ukraine, n’est lui non plus pas vraiment nouveau. Car Ankara avait adopté une posture similaire en 2014, condamnant l’annexion de la Crimée, mais refusant de s’associer aux sanctions décidées par l’Union européenne. Si, par ailleurs, ce positionnement rejoint celui de la majorité des pays du Moyen-Orient, qui ont condamné la violation de l’intégrité de l’Ukraine, tout en maintenant leurs relations avec la Russie, il acquiert ici une tonalité particulière, tant la dimension stratégique des liens entre Ankara et Moscou s’est affirmée, au cours des deux dernières décennies (4).

La relation contemporaine russo-turque a commencé à se construire, avant la fin de la guerre froide, sur la base d’une coopération énergétique, reposant sur la fourniture durable de gaz par pipelines. Cette coopération énergétique, qui a créé une dépendance mutuelle au fil des ans et qui s’est étendue au nucléaire, n’a jamais cessé d’irriguer les rapports entre les deux pays, dont le volume des échanges commerciaux s’élevait, en 2021, à 34,7 milliards de dollars. Mais les liens agricoles et touristiques se sont également avérés prolifiques : fruits et légumes turcs contre céréales russes, visiteurs russes au nombre de 7 millions annuellement en Turquie, où ils sont devenus le premier contingent touristique. Cette relation fonctionnelle, construite au cours des trois dernières décennies dans un contexte où le monde se restructurait, a contribué à faire décroitre la méfiance légendaire existant entre ces deux pays qui n’avaient cessé de se faire la guerre à l’époque de leurs empires (pas moins de 14 guerres entre les empires tsariste et ottoman du XVIe au XXe siècle). Elle a aussi fini par déboucher sur une coopération militaire. 

Cette convergence d’une autre portée ne s’est pas simplement traduite par l’achat de matériel sensible, comme les missiles russes de défense aérienne S-400, elle s’est nourrie d’un accroissement de la défiance turque envers les États-Unis. La crise syrienne est largement responsable de ce phénomène. Après avoir refusé d’intervenir, malgré le franchissement de la fameuse ligne rouge par le régime de Damas, les États-Unis se sont impliqués dans la crise, apportant leur soutien aux milices kurdes syriennes YPG-YPJ. À l’issue de déceptions, interprétées tour à tour comme un abandon, puis comme une trahison, la Turquie a trouvé en la Russie un partenaire qui lui a permis de s’impliquer dans la guerre en Syrie, et plus généralement dans d’autres conflits régionaux, en s’affranchissant de son alliance avec l’Occident. Par ses interventions militaires tolérées, par le processus d’Astana, Ankara a pu ainsi faire valoir ses intérêts dans le conflit syrien. 

Ce processus, qui voit deux pays taire leur positionnement antagonique dans un conflit afin de s’entendre sur des solutions convergentes, a été utilisé sur d’autres théâtres régionaux (Caucase notamment). Plus encore que les bénéfices énergétiques et économiques de sa relation avec la Russie, c’est cette posture stratégique ambivalente (ce que Bertrand Badie appelle « le jeu fluctuant des connivences pragmatiques » (5)), lui permettant de s’émanciper d’une alliance rigide avec l’Occident, que la Turquie a voulu pérenniser, en refusant de s’associer aux sanctions contre Moscou, après le déclenchement de la guerre en Ukraine.

Il faut dire que cette démarche peut s’appuyer sur une relation suivie, au plus haut niveau, entre les deux pays. On se souvient que Vladimir Poutine avait été l’un des premiers chefs d’État à avoir appelé Recep Tayyip Erdoğan, après l’échec du coup d’État de 2016, pour l’assurer de son soutien. On observera que le président turc n’a cessé de rencontrer son homologue russe, depuis le début du conflit ukrainien (quatre rencontres contre une seule avec le président Zelensky).

D’un jeu de contacts croisés à une médiation véritable

Comme sa défense de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ou son refus d’appliquer les sanctions contre la Russie, la velléité de la Turquie de se poser en médiatrice du conflit russo-ukrainien n’est pas nouvelle. L’idée d’une médiation turque a été évoquée, en effet, avec insistance, le 3 février 2022, trois semaines avant le début du conflit, lorsque Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu à Kyiv, d’où il avait même annoncé la tenue prochaine d’un sommet Poutine-Zelensky en Turquie.

Il n’est donc pas étonnant qu’après le début du conflit, la Turquie n’ait cessé de proposer ses services, non sans provoquer au départ un certain scepticisme. Le 10 mars 2022, lors du forum diplomatique turc d’Antalya, une rencontre très médiatisée entre Sergueï Lavrov et [son homologue] Dmytro Kuleba se solde par un échec complet, les deux hommes n’ayant même pas accepté de se serrer la main. Le 29 mars, une réunion russo-ukrainienne mieux préparée, tenue à Istanbul, avorte suite au choc provoqué par la révélation des premiers crimes de guerre russes. Le 8 juin, avec la venue de Sergueï Lavrov à Ankara, se noue un nouveau type de rapprochement basé sur une négociation russo-turque, menée avec l’assentiment de Kyiv, pour ouvrir un couloir sécurisé en mer Noire qui permettrait la reprise des exportations de blé ukrainien, tandis que les céréales et engrais russes échapperaient aux sanctions internationales. 

Finalement, le 22 juillet 2022, est signée à Istanbul « l’initiative céréalière de la mer Noire ». La procédure suivie est très révélatrice des connivences complexes qui se nouent désormais entre les États sur la scène internationale. L’Ukraine ayant refusé de conclure un accord à proprement parler, les deux belligérants ont signé séparément un texte identique, sous l’égide de la Turquie et des Nations Unies. Outre un corridor céréalier, est mis en place dans le Bosphore un centre conjoint de coordination, qui inspecte les navires de transport à l’aller et au retour. D’une durée initiale de 120 jours, l’opération a été pérennisée, bien que la Russie ait menacé, fin octobre, de l’interrompre, suite à une attaque de drones ukrainiens sur Sébastopol. Au 1er décembre 2022, 12 millions de tonnes de céréales ukrainiennes auraient ainsi franchi les détroits, à bord de 501 navires (6).

« Kilit Ülkiye Türkiye » (« La Turquie pays clef ») a titré en rimant le site du quotidien Milliyet, lorsque le premier navire céréalier a quitté le port d’Odessa. Deux mois plus tard, la Turquie s’est de nouveau entremise pour permettre l’échange de 200 prisonniers de guerre, après avoir aidé au règlement de la crise de la centrale nucléaire de Zaporijjia. Dès lors, Recep Tayyip Erdoğan a érigé ces résultats tangibles en preuve des aptitudes de la Turquie à être, au sein du nouvel ordre international, un pays pivot, qui favorise la résolution d’un conflit majeur, tout en prévenant le risque d’un accident nucléaire ou en écartant la menace d’une crise alimentaire mondiale.

Fort des acquis de cette médiation, Erdoğan n’a pas tardé de surcroît à en demander les dividendes à ses alliés américains et ses amis russes. Pendant l’été 2022, il s’est ainsi fait prier pour consentir à l’entrée dans l’OTAN de la Suède et de la Finlande, auxquelles il reproche de donner asile à des opposants kurdes liés au PKK. Cette concession doit lui permettre d’acquérir enfin les F-16 américains dont il a besoin pour moderniser sa flotte de combat, en remplacement des F-35 dont il a été privé. À la Russie, le président turc demande, depuis le début de la négociation de « l’initiative céréalière », une autorisation de mener en Syrie une nouvelle opération militaire contre les Kurdes, qu’il n’a pas réussi à obtenir jusqu’à présent.

Quoi qu’il en soit, la crise ukrainienne a démontré que loin d’être un louvoiement purement conjoncturel, la politique du grand écart est devenue, pour la Turquie, une doctrine qui permet à Erdoğan d’être à la fois l’homme des Ukrainiens et celui des Russes, voire de se dire l’allié de Washington et l’ami de Moscou. Le succès de cette doctrine tient au fait que les partenaires de la Turquie ont désormais intégré cette ambivalence (notamment l’Ukraine et la Russie), et qu’ils en tirent profit, le cas échéant. Ce n’est ainsi pas sans une certaine amertume qu’Emmanuel Macron, qui avait tenté de négocier avec Vladimir Poutine, avant le début du conflit ukrainien, a critiqué cette posture turque ambiguë, dans son discours aux ambassadrices et aux ambassadeurs, en septembre 2022 (7), expliquant que si la diplomatie peut conduire à parler aux gens avec lesquels on est en désaccord, elle ne doit pas aboutir à une remise en cause de la cohérence des alliances. Mais le monde de demain sera-t-il encore celui des alliances ou deviendra-t-il celui des connivences ? Il semble bien que la Turquie d’Erdoğan ait déjà fait son choix.

Notes

(1) Jean Marcou (dir.), La Turquie et ses nouveaux alliés, Paris, L’Harmattan, 2019

(2) Bayram Balci, « Le choix impossible de la Turquie entre l’Ukraine et la Russie », Orient XXI, 14 mars 2022.

(3) Fabrice Deprez, « Turquie et Ukraine : une amitié intéressée à l’ombre de la Russie », Orient XXI, 3 décembre 2020.

(4) Mitat Çelikpala et Jean Marcou, « Regards sur les relations turco-russes : de la rivalité dans un monde bipolaire à la coopération dans un espace eurasiatique ? », Les Dossiers de l’IFEA, série « La Turquie d’aujourd’hui », 24 avril 2020 (https://​books​.openedition​.org/​i​f​e​a​g​d​/​3​163).

(5) « Les alliances de bloc sont mortes et l’Occident ne le comprend pas », interview de Bertrand Badie par Sophie Pommier, Orient XXI, 20 juin 2022.

(6) « 12 million tons of grain shipped through grain corridor », Hürriyet Daily News, 29 novembre 2022.

(7) Discours du président Macron à l’occasion de la conférence des ambassadrices et des ambassadeurs, 1er septembre 2022, publié sur le site officiel de l’Élysée.

Légende de la photo en première page : Le 18 août 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky (au centre) serre la main de son homologue turc Recep Tayyip Erdogan (à gauche) et du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres (à droite), quelques semaines après la signature et le lancement de « l’initiative » qui a permis la reprise des exportations de céréales ukrainiennes en mer Noire. Cette initiative, également signée par la Russie et supervisée par la Turquie et l’ONU, a été prolongée de 120 jours, le 19 novembre dernier. (© tccb​.gov)

Par Jean Marcou, Article paru dans la revue Diplomatie n°119, « 20 ans de Diplomatie : quelle évolution du monde ? », Janvier-Février 2023. Pour le lire dans Areion 24 News du 14 mars 2023.

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