La Turquie et l’Arménie tentent de normaliser leurs relations -Le Monde -Marie Jégo

Must read

« Jeudi 2 février, les vols commerciaux ont repris entre Erevan et Istanbul. Les discussions se poursuivent sur l’éventuelle réouverture de leur frontière terrestre commune, fermée depuis près de trente ans » écrit dans le Monde du 4 février 2022 Marie Jégo. Elle continue en ces termes:

« Après des décennies d’animosité, la Turquie et l’Arménie tentent de normaliser leurs relations. L’initiative a déjà produit des résultats : rencontres entre diplomates, levée de l’embargo arménien sur les produits turcs et, enfin, reprise des vols commerciaux entre Istanbul et Erevan, interrompus depuis deux ans.

Lire aussi  Rapprochement à petits pas entre l’Arménie et la Turquie

Mercredi 2 février, un avion de la compagnie à bas coût FlyOne, en provenance de la capitale arménienne, a atterri à l’aéroport international d’Istanbul avec soixante-quatre passagers à son bord. Un peu plus tard, un avion de la compagnie turque privée Pegasus décollait en direction d’Erevan de l’aéroport Sabiha-Gökçen.

Dorénavant, les deux compagnies assureront trois liaisons hebdomadaires chacune, facilitant les déplacements des Arméniens de Turquie (60 000 personnes, dont 1 400 sont titulaires du double passeport, turc et arménien) et des travailleurs arméniens d’Arménie installés à Istanbul dans l’espoir d’améliorer leur ordinaire (environ 100 000 personnes). « Jusqu’ici, on devait transiter par la Géorgie, c’était long, cher et fatigant. Ça fait dix-huit mois que je n’ai pas vu les miens. Avec la reprise des vols, je peux envisager de rentrer pour quelques jours », explique Achot, un Arménien d’Erevan qui travaille dans la confection.

L’échec de la normalisation, « une anomalie »

En janvier 2022, la Turquie et l’Arménie ont entamé, à Moscou, des pourparlers décrits comme « constructifs », laissant envisager, à défaut d’une réconciliation, l’établissement de relations de bon voisinage. La normalisation se fait à petits pas et sans « préconditions », c’est-à-dire que le sujet qui fâche, le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915, ne figure pas à l’agenda des discussions. Lire aussi  La Russie, marraine d’une politique des petits pas entre Azerbaïdjan et Arménie

En revanche, il est question d’établir des relations diplomatiques et de rouvrir la frontière terrestre commune, fermée depuis près de trente ans. En 2009 déjà, Ankara et Erevan avaient fait un pas vers la normalisation. Censés aboutir à l’ouverture de la frontière, les accords conclus n’avaient finalement jamais été ratifiés.

Si, cette fois-ci, les parties parviennent à s’entendre pour rétablir les voies de communication tombées en déshérence à la suite du premier conflit du Haut-Karabakh dans les années 1990, les populations de la région – un cul-de-sac dominé par la pauvreté et hanté par les griefs ethniques – pourraient en profiter.

Selon le chercheur Thomas de Waal, du cercle de réflexion Carnegie Europe, l’échec de l’Arménie et de la Turquie à normaliser leurs relations est une « anomalie ». A cause de la fermeture des frontières, turque et azerbaïdjanaise, l’Arménie est contrainte d’utiliser des routes montagneuses, plus longues et plus coûteuses, via la Géorgie et l’Iran.

Erevan s’est aussi retrouvé exclu des grands projets énergétiques et de transport dans la région, tels que l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, le gazoduc du Caucase du Sud et le chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars. « De nombreuses études ont montré que l’Arménie bénéficierait énormément de la réouverture de sa frontière terrestre occidentale, ce qui lui donnerait un accès beaucoup plus facile aux marchés turc et européen », souligne le chercheur dans une étude publiée le 20 janvier sur le site de Carnegie.

Un corridor routier et ferroviaire stratégique

Cette tentative de normalisation sera-t-elle plus fructueuse que les précédentes ? Au moment de l’effondrement de l’URSS en 1991, la Turquie avait reconnu l’Arménie indépendante, sans aller toutefois jusqu’à proposer d’échanger des ambassadeurs. La première guerre du Haut-Karabakh a mis un terme à cette esquisse de reconnaissance. Lorsque, en avril 1993, les forces arméniennes prirent la région azerbaïdjanaise de Kelbadjar, la Turquie, poussée par son allié azerbaïdjanais, ferma sa frontière terrestre avec l’Arménie, en signe de protestation.

La deuxième guerre du Karabakh, menée par Bakou, soutenu militairement par son allié turc, à l’automne 2020, a changé la donne. La région de Kelbadjar ayant été reprise par l’Azerbaïdjan, rien ne s’oppose plus à la normalisation arméno-turque.

Lire aussi  « On a l’impression d’être en état de siège » : un an après la guerre, la vie bouleversée des habitants du Haut-Karabakh

Celle-ci risque néanmoins d’achopper sur un obstacle très concret, à savoir l’ouverture d’un corridor routier et ferroviaire dit « couloir de Zanguezour », qui permettrait à la Turquie d’avoir un continuum terrestre avec l’Azerbaïdjan. Un projet impossible à concrétiser sans l’aval de l’Arménie, puisque le corridor en question est censé passer par la région méridionale arménienne du Zanguezour. Or, si Ankara et Bakou poussent pour sa réalisation, l’Arménie n’y est guère favorable.

Si le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, se félicite des pourparlers arméno-turcs, il cherche aussi à arracher des concessions à l’Arménie, affaiblie par sa défaite militaire en 2020. Bakou veut à tout prix contrôler le couloir. « Si les présidents azerbaïdjanais et turc conviennent du fait que sa sécurisation est une condition préalable à la normalisation des relations, malgré les objections arméniennes, les pourparlers pourraient échouer », redoute Thomas de Waal. »

Marie Jégo(Istanbul, correspondante), le Monde le 4 février 2022

More articles

Latest article