Le grand tournant africain de la Turquie – Courrier International

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« Depuis l’accession au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, l’Afrique est devenue un enjeu majeur de la politique étrangère turque. Échanges économiques, culturels et diplomatiques accrus, ventes d’armes renforcées, Ankara est sur tous les fronts africains, analyse “The Continent” » rapporte Mucahid Durmaz dans Courrier International.

[Le 22 février], Macky Sall, le président du Sénégal, a inauguré le nouveau stade national de Dakar, en compagnie de son ami proche, le président turc Recep Tayyip Erdogan.

Des milliers de supporters étaient présents, agitant des drapeaux sénégalais vert jaune rouge. Cet événement a eu lieu quelques semaines seulement après la victoire du Sénégal à la Coupe d’Afrique des nations. Construit par une société turque pour un coût de 270 millions de dollars, ce stade de 50 000 places va accueillir des compétitions internationales, notamment les Jeux olympiques d’été de 2026.

La vocation afro-eurasienne de la Turquie

Cette grande inauguration était l’un des temps forts de la visite d’Erdogan, qui comprenait l’invitation à un forum commercial et l’ouverture d’une nouvelle ambassade de Turquie à Dakar. C’était la cinquième visite d’Erdogan au Sénégal ces cinq dernières années.

Avant le Sénégal, Erdogan s’était rendu en République démocratique du Congo. Sa rencontre à Kinshasa avec le président Félix Tshisekedi était la troisième entre les deux dirigeants ces six derniers mois. Ils ont signé sept accords, notamment un traité de coopération en matière de défense, ainsi qu’un contrat par lequel la Turquie s’engageait à construire le nouveau centre financier de Kinshasa.

Saluant ces accords “gagnant-gagnant” et la visite “historique” d’Erdogan lors d’une conférence de presse, Félix Tshisekedi a annoncé qu’il avait demandé à Ankara d’aider Kinshasa dans sa lutte contre les milices de l’est du Congo – le président congolais ayant eu vent, incontestablement, de l’efficacité des drones Bayraktar TB2 dans la guerre civile en Éthiopie, où ces aéronefs auraient permis aux forces gouvernementales de prendre l’avantage.

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La place privilégiée qu’Erdogan accorde aux relations avec l’Afrique dans le cadre du modèle turc n’est pas nouvelle. À ses yeux, la Turquie est un État afro-eurasien, et il a visité 30 pays africains depuis son accession au pouvoir — plus que n’importe quel autre dirigeant non africain.

Erdogan a d’ailleurs déclaré, au cours d’une conférence de presse conjointe avec Macky Sall, son homologue sénégalais :

“Nous allons continuer à renforcer nos relations avec les pays africains, dans un esprit de sincérité et de solidarité.”

Les Turcs sont loin d’être des nouveaux venus en Afrique. Historiquement, l’Empire ottoman avait tissé des liens étroits avec les émirs et les empires de tout le continent, sur le territoire de l’actuelle Éthiopie, au Nigeria, au Maroc et au Niger. Aujourd’hui, la Turquie est de retour — avec un nouveau nom [anglais], des drones et de gigantesques infrastructures.

Par ailleurs, depuis vingt ans, la Turquie se présente aux pays africains comme un partenaire non occidental doté d’une armée puissante et animé de meilleures intentions que les puissances occidentales traditionnelles ou de nouveaux venus comme la Chine, la Russie, le Brésil et l’Inde. Ankara a déclaré 2005 “l’année de l’Afrique”, et s’est vu attribuer le statut d’observateur au sein de l’Union africaine (UA) la même année. Et en 2008, l’UA a fait de la Turquie un partenaire stratégique.

Un “business model” efficace

Depuis lors, ce partenariat s’est développé de manière exponentielle. La Turquie compte 43 ambassades sur le continent, contre seulement 12 en 2009. La compagnie aérienne nationale turque [Turkish Airlines] dessert 60 destinations dans toute l’Afrique. Et l’Agence turque de coopération et de développement, TIKA, possède 30 centres de coordination sur le continent. Économiquement, le volume des échanges commerciaux avec les pays d’Afrique a explosé, passant de 5,4 milliards de dollars en 2003 à 35 milliards en 2021. Les investissements turcs ont dépassé la barre des 6 milliards de dollars : selon le gouvernement, des entreprises turques ont entamé environ 1 700 projets [d’infrastructure] en Afrique, d’une valeur de 78 milliards. Ce commerce grandissant avec le continent africain est d’autant plus important que, sur le plan intérieur, Ankara traverse une crise économique, avec un taux d’inflation qui atteint 36 % d’une année sur l’autre.

Le “business model” turc est réputé pour son efficacité et son côté pratique. Et les produits turcs sont appréciés des consommateurs africains, car ils sont moins chers que les produits européens, mais de meilleure qualité que leurs équivalents chinois. C’est ce qu’affirme Alioune Aboutalib Lo, un chercheur sénégalais de l’université Medeniyet (Instanbul) [Université de la civilisation]. “La Turquie et en particulier les entreprises turques ont acquis une bonne réputation ces dernières années en Afrique, assure-t-il. Cela accroît la confiance que les différents pays ont dans leurs relations avec ce pays.”

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Toutefois, cette influence grandissante de la Turquie s’accompagne d’une présence militaire accrue. À mesure que ses liens se sont resserrés avec les différents pays, la sécurité est devenue un élément essentiel de l’engagement d’Ankara sur le continent africain.

En 2017, la Turquie a ouvert sa plus grande base militaire étrangère en Somalie, et a formé des milliers de membres des forces de sécurité somaliennes dans leur combat contre [le mouvement islamiste] Al-Chabab. En 2020, le soutien militaire apporté par Ankara au gouvernement libyen lui avait permis de repousser les forces du chef de guerre Khalifa Haftar. “De nombreux gouvernements africains qui luttent contre des insurrections ou cherchent simplement à améliorer leurs capacités militaires ont fait appel au secteur de la défense turc, explique Serhat Orakci, un analyste politique établi à Istanbul.L’une des raisons étant que le matériel militaire turc est meilleur marché que celui des Occidentaux, tout en étant soumis à moins de conditions.” On sait que la Turquie a vendu ses redoutables drones Bayraktar TB2 au Maroc, à la Tunisie et à l’Éthiopie. L’Angola et le Nigeria envisagent aussi de s’en doter. “Partout où je vais en Afrique, on me pose des questions sur les drones”, s’est vanté Erdogan après sa visite dans trois pays africains, à la fin du mois d’octobre.

Les chiffres officiels ne permettent pas de connaître le détail des ventes de matériel militaire à tel ou tel pays : seul apparaît le total des ventes pour chaque mois. Ainsi, selon l’Assemblée des exportateurs turcs, les exportations militaires turques vers l’Éthiopie sont passées de 235 000 dollars, entre janvier et novembre 2020, à 94,6 millions de dollars pour la même période de 2021. Les ventes à l’Angola, au Tchad et au Maroc ont connu des bonds comparables.

Malgré ces chiffres impressionnants, il faut tenir compte du contexte. Pour ce qui est de son influence et de son importance sur le continent africain, la Turquie reste encore loin derrière les États-Unis, la Chine et les puissances européennes. Mais en définitive, cela pourrait jouer en sa faveur. En Afrique de l’Ouest, par exemple, où les relations avec l’ancienne puissance coloniale française sont de plus en plus difficiles, le discours anticolonial et anti-occidental de la Turquie est particulièrement bien accueilli — au même titre que ses drones et ses contrats d’infrastructure.

Courrier International, 17 avril 2022, Mucahid Durmaz, Dessin/Gado Paru

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