« Le Monde vu d’Istanbul » : la Turquie vue sous tous les angles – Marc Semo / LE MONDE

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Dans son dictionnaire, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier permet de mieux appréhender le pays et son histoire, qui ne sauraient se réduire au règne de son président, Recep Tayyip Erdogan, qui visera la réélection le 14 mai. Par Marc Semo dans Le Monde du 12 mai 2023.

Livre. Rarement depuis l’instauration, à la fin des années 1940, du multipartisme dans la Turquie républicaine, un scrutin n’aura été porteur d’autant d’enjeux. Les élections législatives et présidentielle du 14 mai sont en effet le moment de vérité pour une démocratie mise à mal par les vingt ans de règne sans partage de Recep Tayyip Erdogan et des islamistes du Parti de la justice et du développement (AKP). Mais les résultats de ce scrutin concernent toute la région et bien au-delà. Forte de sa position géopolitique-clé, la Turquie, pilier du flanc sud-est de l’Alliance atlantique, s’affirme toujours plus comme un acteur majeur bien décidé à jouer ses propres cartes avec des partenariats transactionnels multiples, y compris la Russie de Vladimir Poutine.

« De la Méditerranée au Caucase, la politique révisionniste turque et ses prolongements militaires ont ébranlé les solidarités stratégiques qui lient les membres de l’OTAN », souligne Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, dans Le Monde vu d’Istanbul, une somme de plus de 600 pages qui s’ouvre par une préface de Marie Jégo, journaliste au Monde et ancienne correspondante à Moscou puis à Istanbul.

La Turquie veut être reconnue dans son nouveau rôle de puissance intermédiaire et, « craignant toujours d’être incomprise, elle s’affirme par la production d’un discours fort qui se distancie de plus en plus de la vision du monde de ses partenaires historiques », analyse Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie-Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales, dans son livre La Turquie en cent questions (Tallandier, 320 pages, 10,50 euros), réédité dans une version actualisée et enrichie.

La Turquie est-elle encore un allié ou au moins un partenaire fiable ? Jean-Sylvestre Mongrenier évoque aussi bien les nombreuses frictions d’Ankara avec ses alliés occidentaux que le caractère toujours plus autoritaire du système Erdogan. Il décrypte « l’aventurisme unilatéral » du président turc et de son narratif, mettant en évidence que « l’apparence de désordre et d’improvisation générée par la floraison de différents thèmes (eurasisme et “routes de la soie”, panottomanisme, panislamisme) ne saurait occulter la volonté de puissance du nouvel acteur géostratégique ».

Passionnée et malade de son histoire

La Turquie d’Erdogan n’est pas – ou pas encore – la Russie de Poutine, comme en témoigne la possible victoire de l’opposition le 14 mai. Si cette dernière l’emporte, cela apaisera, au moins sur la forme, les relations avec l’Union européenne et l’OTAN, mais la diplomatie d’Ankara, centrée avant tout sur la défense de l’intérêt national, ne sera pas très différente. Il est donc essentiel de saisir la représentation que se font les Turcs de ce qui les entoure – mer Noire, Moyen-Orient, Caucase, Balkans, Asie centrale –, mais aussi de comprendre leur relation complexe au passé ottoman et à l’Occident. Comme aime à le rappeler le grand historien Edhem Eldem, la Turquie est à la fois « cliomane » et « cliopathe », c’est-à-dire passionnée d’histoire et malade de son histoire.

La forme du dictionnaire, avec de multiples entrées, permet à Jean-Sylvestre Mongrenier de multiplier les angles d’approche, toujours pertinents et souvent originaux, même si le traitement est parfois inégal. Le livre s’ouvre avec l’Abkhazie, région autonome de Géorgie dont seule la Russie a reconnu l’indépendance le 26 août 2008, et se clôt avec Zohr, le nom du principal gisement gazier offshore de l’Egypte.

Au fil des pages, le géopolitiste évoque aussi bien des lieux, des concepts, que des moments historiques et des personnages. Il raconte bien sûr Istanbul, l’ancienne Constantinople, qui n’a pris véritablement ce nom qu’à partir de 1930. Capitale déchue du monde ottoman, elle demeure néanmoins le principal centre urbain et économique du pays. Mais il parle aussi longuement de sa rivale Ankara, la capitale créée sur le plateau anatolien par Mustafa Kemal, fondateur d’une république inspirée du modèle jacobin. On retrouve aussi Bursa, la première capitale ottomane ou Boukhara, au cœur des steppes de l’Asie centrale.

Jean-Sylvestre Mongrenier nous instruit également sur les mondes turcs et de l’Asie centrale, où vivent toujours nombre de peuples turciques, à commencer par les Ouïgours de Chine. Cette réalité, en partie fantasmée, a été le fondement du pantouranisme qui rêvait, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de réunir dans un même ensemble tous les peuples turcophones, de la Méditerranée à la mer de Chine. C’est l’un des nombreux concepts qui sont abordés dans le livre.

L’auteur explique ce qu’est le « néo-ottomanisme », la diplomatie proactive dans les terres de l’ancien empire dont Ahmet Davutoglu, ancien ministre des affaires étrangères d’Erdogan, fut l’initiateur. Il a depuis rallié l’opposition. Nombre d’entrées sont consacrées aux personnages-clés de l’histoire comme de l’actualité. Un ouvrage important pour comprendre les problématiques turques dans toutes leurs dimensions.

« Le Monde vu d’Istanbul. Géopolitique de la Turquie et du monde altaïque », de Jean-Sylvestre Mongrenier, PUF, 640 pages, 29 euros.

Par Marc Semo dans Le Monde du 12 mai 2023.

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