L’abandon de la politique étrangère fondée sur les valeurs a des implications mondiales. Il donne des ailes aux autocrates d’ailleurs, qui peuvent désormais conclure, à juste titre, que l’oppression n’est plus un obstacle — à condition de détenir un certain levier, qu’il soit militaire, migratoire ou géographique
Nous le savons désormais : il est bien plus commode pour les responsables politiques de dire la vérité… une fois qu’ils ont quitté le pouvoir. C’est le cas de Fredrik Reinfeldt, Premier ministre de Suède de 2006 à 2014. Dans un entretien récent accordé au Svenska Dagbladet, sa vision du monde actuel reflète ce que beaucoup parmi nous constatent depuis longtemps.
Ce que l’on observe dans de plus en plus de pays, affirme-t-il, c’est que « les hommes forts » exigent que toutes les formes d’activité et toutes les institutions leur soient soumises.
« On le voit avec Donald Trump, avec Erdoğan, avec Orbán, avec Xi Jinping, avec Poutine, et on en voit les prémices chez Modi. Cela se produit partout dans le monde. »
« Erdoğan était au départ perçu comme un réformateur qui allait ouvrir et démocratiser la Turquie. Mais ce qui commence d’une certaine façon peut prendre une tournure tout à fait différente. La répression s’intensifie progressivement, rendant impossible à tout opposant de le battre dans les urnes. »
Et Reinfeldt d’ajouter : « Ces dérives s’expliquent par le fait que beaucoup de gens ne disent pas ce qu’ils pensent vraiment. »
Cette dernière remarque est essentielle. Si nous entrons aujourd’hui dans un monde où les méthodes de voyou deviennent la norme en politique, la responsabilité incombe aux dirigeants européens qui, pendant plus de deux décennies, ont choisi de détourner le regard.
Un exemple récent illustre parfaitement cette dynamique. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a présidé à Istanbul la réunion de l’Internationale socialiste, dont il est le président. Point d’orgue de l’événement : son discours, dans lequel il déplore que des « camarades dans diverses régions du monde soient harcelés et emprisonnés ». Après plusieurs discours solennels, Sánchez, aux côtés des délégués venus de près de 80 pays, a brandi une pancarte « Free İmamoğlu », appelant à la libération du maire d’Istanbul, détenu depuis plus de deux mois pour fraude.
Mais pour Sánchez, une autre rencontre s’avérait tout aussi — voire plus — importante : celle avec le président Erdoğan dans ses bureaux à Istanbul. Accompagné du ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, les deux hommes ont discuté de dossiers bilatéraux. Selon la direction de la communication de la présidence turque, après une cérémonie officielle d’accueil, Sánchez a été reçu pour un entretien à huis clos, où les deux dirigeants ont mis l’accent sur les efforts visant à renforcer les échanges commerciaux entre la Turquie et l’Espagne, notamment dans les domaines de la défense et des transports.
Aucune mention, bien sûr, sur le fait que le président de l’Internationale socialiste ait plaidé pour la libération de son « camarade ».
C’est bien un nouveau monde qui se dessine. Ce qui distingue fondamentalement les autocrates d’aujourd’hui de ceux de la Guerre froide — Milosevic, Kadhafi ou Saddam —, c’est que ces derniers étaient soit incapables, soit trop égocentriques pour comprendre la realpolitik. Les nouveaux autocrates — Aliyev, Orbán, Modi, Erdoğan — sont tout l’inverse : ils scrutent les événements chaotiques de notre époque comme à travers une machine à rayons X, afin d’en tirer profit pour renforcer leur pouvoir et garantir leur place dans l’Histoire.
Depuis plus de dix ans, le président turc démantèle méthodiquement les institutions démocratiques du pays : emprisonnement des opposants, musellement de la presse, érosion de l’indépendance judiciaire, concentration quasi totale des pouvoirs. Aux yeux des observateurs démocrates, la Turquie d’Erdoğan est devenue une autocratie en tout sauf le nom. Et pourtant — loin d’être isolé — Erdoğan est courtisé et stratégiquement intégré par les alliances mêmes qui, jadis, se disaient garantes des valeurs démocratiques.
Cette transformation est particulièrement flagrante en Europe. Ces derniers mois, la Turquie s’est rapprochée des programmes de coopération en matière de défense de l’UE. Les décisions finales étant désormais prises à la majorité qualifiée — contournant l’unanimité qui donnait jadis un droit de veto aux États membres —, Ankara est progressivement réintégré au sein de l’architecture sécuritaire européenne.
Mais les faits sont là : pour la majorité des membres de l’UE, il n’est plus envisageable d’exclure la deuxième armée de l’OTAN, surtout dans un contexte marqué par des crises sécuritaires simultanées en Ukraine et au Moyen-Orient.
Ce n’est pas un compromis à contrecœur. C’est un recalibrage délibéré. On peut déceler dans les déclarations du nouveau secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte — qui collabore étroitement avec Ankara dès sa prise de fonctions — une volonté claire de revaloriser les atouts militaires de la Turquie. Le chancelier allemand Friedrich Merz et d’autres responsables auraient d’ailleurs affirmé que la nouvelle posture défensive de l’Union européenne inclut désormais la Turquie — non pas en dépit d’Erdoğan, mais bien à cause de lui, car le bloc privilégie désormais les capacités militairesplutôt que les engagements envers les normes démocratiques.
La même logique prévaut à Washington. Après des années de relations tendues — marquées notamment par des sanctions imposées en vertu du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA), suite à l’achat par Ankara de systèmes de missiles russes S-400 —, Erdoğan parle aujourd’hui d’« apaisement ». Il affirme même qu’avec « mon ami Trump » au pouvoir, les communications étaient plus franches et constructives, et que les deux alliés de l’OTAN sont désormais en voie de normaliser pleinement leurs relations en matière de défense.
Et cette normalisation n’est plus de l’ordre de l’hypothèse. Le Département d’État américain a récemment approuvé la vente à la Turquie de missiles sophistiqués pour plus de 300 millions de dollars, dont des missiles air-air à moyenne portée AIM-120C-8 et des AIM-9X Sidewinders. Il ne s’agit pas de gestes symboliques : ce sont des mesures concrètes qui marquent un véritable renversement de la politique punitive de Washington.
Le message des États-Unis est limpide : Erdoğan peut violer les valeurs fondamentales de l’alliance, et pourtant obtenir des contrats d’armement.
Dans le même temps, les capitales européennes ne se contentent pas de tolérer la Turquie d’Erdoğan — elles y investissent activement. En mars, les groupes Leonardo (Italie) et Baykar (Turquie) ont annoncé la création d’une coentreprise pour produire des drones. La Première ministre italienne Giorgia Meloni a salué cet accord comme étant « significatif ». Les deux pays ont également fixé un nouvel objectif de commerce bilatéral annuel à 40 milliards de dollars.
Au Royaume-Uni, le ministère de la Défense a officiellement proposé de vendre à la Turquie 40 chasseurs Eurofighter Typhoon, et un accord bilatéral dans l’industrie de défense a été signé pour approfondir la coopération.
Ces opérations ne sont pas des cas isolés. Elles traduisent un réalignement plus vaste de la politique occidentale : un basculement du principe vers le pragmatisme. Erdoğan, bien qu’il soit à la tête de l’un des régimes les plus répressifs d’Europe, est aujourd’hui normalisé à travers des liens économiques et des accords de défense.
Pendant des années, l’Occident affirmait tracer une ligne claire entre les démocraties et les autocraties, promettant de défendre la liberté, les droits humains et l’État de droit à l’étranger. Mais cette ligne s’efface à vue d’œil. Non seulement Bruxelles a trouvé des moyens de garder la Hongrie de Viktor Orbán dans le giron européen malgré ses attaques persistantes contre la presse et l’indépendance judiciaire, mais il semble désormais prêt à réintégrer Erdoğan sous prétexte de « nécessité stratégique ».
Cet abandon de la diplomatie fondée sur les valeurs a des répercussions mondiales. Il encourage d’autres autocrates, qui peuvent raisonnablement conclure que l’oppression ne pose plus problème, tant qu’on dispose d’un levier — militaire, migratoire ou géographique.
Erdoğan, autrefois considéré comme un exemple de régression démocratique, devient peu à peu un modèle : celui d’un dirigeant qui utilise habilement sa valeur stratégique comme un bouclier contre les critiques.
Ce recul est d’autant plus néfaste qu’il est teinté d’hypocrisie. L’Occident continue de parler de démocratie et de droits humains, tout en concluant des pactes avec ceux qui les bafouent ouvertement. Il ne s’agit pas simplement d’une incohérence, mais bien d’une perte de crédibilité. Si l’Occident ne croit plus lui-même à ses principes, pourquoi les autres y croiraient-ils ?
À mesure qu’Erdoğan récolte les fruits de ses nouveaux liens en matière de défense, de ses partenariats économiques et de sa légitimation diplomatique, le constat est sans appel : il est en train de gagner. Non pas parce qu’il a changé de cap — mais parce que le monde a changé.
Le paradoxe est frappant : au nom de la lutte contre deux autocrates — Poutine et Loukachenko —, le « monde démocratique » a cédé face à ses propres autocrates internes. C’est le symptôme d’un déclin général — celui d’un Occident qui a perdu la volonté politique de défendre la démocratie au-delà de ses frontières. Il est occupé à effacer la ligne même qui définissait autrefois son identité sur la scène internationale.
Reinfeldt a raison : les gens — et surtout les dirigeants — devraient éviter le double langage et dire la vérité aux citoyens, afin qu’ils cessent de nourrir de faux espoirs.