Lettre de Osman KAVALA « Les arbres de Gezi » 

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Traduction de l’original publié dans BirGün Pazar, 5.06.2022

« Les arbres sont des temples. Celui qui sait leur parler et les écouter apprend la vérité. Ils ne prêchent pas de doctrines et de prescriptions, ils racontent l’ancienne loi de la vie sans prêter attention aux choses individuelles. » Herman Hesse, Les Arbres

Dans le supplément dominical de BirGün consacré à la résistance de Gezi, des articles explicatifs et complets ont été publiés sur les causes socio-économiques et la signification politique de Gezi.

Je voudrais ajouter quelques éléments concernant le « déracinement de quelques arbres » qui a déclenché la résistance et notre relation avec les arbres dans ce contexte. Dans un article paru dans ce supplément, Güray Öz précise que « tout d’abord, la résistance la plus démocratique et la plus légitime de ces derniers temps s’est manifestée comme un mouvement instinctif, spontané, mais difficile à réprimer pour protéger la terre, le vert et l’arbre ». Cette phrase m’a fait penser qu’il existe une relation forte entre la force, l’instinctivité et la légitimité de la réaction exprimée à Gezi. Avant Gezi, il y avait eu une série d’interventions contre les libertés et les modes de vie des gens, et une série de projets qui ont endommagé l’environnement et détruit le tissu urbain et le patrimoine culturel. À cet égard, l’annonce d’un projet de construction qui détruirait le parc Gezi et la mise en œuvre rapide de ce projet peuvent être considérées comme la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Cependant, je crois que cette « goutte d’eau » a une caractéristique différente des précédentes : à mon avis, dans ce parc qui fait partie de la vie quotidienne, l’abattage des arbres n’a pas seulement dérangé les gens en raison des dommages causés à l’environnement, mais a également déclenché une réaction instinctive plus profonde et plus forte. Nous avons des liens affectifs avec les arbres. Ils nous paraissent beaux et font appel à nos sentiments esthétiques et l’origine de cette perception et de ces sentiments remonte à des temps très anciens. Aux premiers stades de notre évolution, nous utilisions les arbres non seulement pour nous nourrir, mais aussi pour nous protéger des dangers, et nous utilisions la cime des arbres comme lieu sûr. Lorsque nous nous sommes installés dans les villes et que nous nous sommes enfermés entre quatre murs, nous nous sommes éloignés des arbres. Nous essayons de compenser cette déficience en regardant les arbres de loin et en décorant nos murs de peintures d’arbres. Comme le dit Franco Berardi, la transformation de l’ordre social compétitif, dans lequel tout est marchandisé, en un chaos qui élimine la sécurité de l’emploi, et le fait que le numérique, le virtuel, occupe de plus en plus nos vies, conduisent à un appauvrissement sensoriel et émotionnel. Lorsque des gouvernements autoritaires qui violent les règles fondamentales du droit et de la démocratie et des politiques publiques qui ne valorisent pas la vie humaine viennent s’ajouter à cet environnement chaotique, les gens s’ennuient et perdent le goût de la vie. Dans un tel état d’esprit, il a un effet thérapeutique pour les personnes qui établissent des relations avec d’autres êtres vivants qui continuent leur existence malgré tout. Je pense que nous nous sentons bien dans les parcs parce que la proximité des arbres nous procure un sentiment de sécurité.

Le parc Gezi fait partie de notre vie quotidienne, répond à ce besoin humain fondamental. Sa destruction pour construire un temple commercial, et l’arrachage des arbres à cette fin, je pense, nous a fait ressentir instinctivement les dangers liés à notre existence. Il a éclairé nos esprits sur cette question et nous a donc donné une énergie supplémentaire pour nous défendre et défendre nos vies.

Après l’entrée des engins de construction dans le parc Gezi, diverses actions de solidarité et protestations ont été organisées dans les quartiers d’Istanbul et dans de nombreuses villes.

Il n’y avait pas de cerveau commun pour commander ces actions, mais le mouvement avait un cœur, c’était le parc Gezi. La solidarité dont ont fait preuve les jeunes rassemblés dans le parc a rendu les différences d’opinion ou d’idéologie sans importance, et la justification morale qui sous-tendait l’acte de protection du parc et des arbres a conféré aux protestations une forte légitimité.

À cet égard, l’expérience de Gezi est différente des protestations organisées contre l’ordre néolibéral et ses symboles dans le monde entier. Ce n’est pas une institution ou un espace étranger qui porte atteinte aux intérêts publics qui ont été occupés. Les jeunes ont défendu un parc dans lequel ils se sentaient bien, dans lequel ils étaient intégrés avec des arbres et de la verdure, et dans lequel ils formaient une vie commune, contre une intervention et une occupation despotiques. Je pense que la force morale et l’énergie fournies par ce comportement leur ont permis de prendre plus facilement position contre d’autres menaces. Pour cette raison, le constat de Güray Öz dans le même article, « Nous avons appris des manifestants de Gezi que la protection des arbres est possible en protégeant beaucoup d’autres choses » peut aussi être inversé. En effet l’instinct d’agir et d’agir ensemble pour protéger les arbres nous a rendus plus sensibles et déterminés à protéger beaucoup d’autres choses.

Le parc Gezi n’est pas un endroit que les gens visitent en voiture, mais un endroit que les personnes vivant et travaillant dans le quartier de Taksim utilisent. Vous pouvez y voir des étudiants discuter, des cireurs de chaussures jouer au football, des familles de concierge prendre l’air, des migrants syriens observer la place Taksim. Se rendre dans le parc vous donne l’occasion d’observer de près non seulement les arbres mais aussi les personnes issues de différents segments de la société. Se sentir en paix et apprécier de partager le même espace en tant qu’individus égaux et différents est une expérience précieuse pour la vie en commun.

Je pense que le procès de Gezi a eu un effet similaire à celui du déracinement des arbres. Le procès de Gezi était une tentative de punir et en même temps de créer une perception afin de justifier le discours du président qui a criminalisé Gezi. En d’autres termes, il s’agissait d’un « procès spectacle ». Cependant, à la suite de manipulations politiques et de tactiques contradictoires, les normes juridiques et les procédures judiciaires ordinaires ont été si éloignées du droit que le procès a eu l’effet inverse de celui escompté. Le fait que des personnes défendant une vie urbaine pluraliste et égalitaire aient été condamnées à de lourdes peines n’a pas jeté une ombre sur la légitimité du mouvement de Gezi ; au contraire, il a provoqué une remise en question de la légitimité du tribunal et a fait prendre conscience à tous de la gravité de la menace que représente une telle utilisation du pouvoir judiciaire pour tous les citoyens. Je pense que cette situation déclenchera l’instinct de vivre ensemble en paix et contribuera à l’émergence d’une forte volonté d’instaurer l’État de droit.

Je suis d’accord avec Öz : « Gezi, qui s’étend avec son passé, son présent et son avenir, est le nom de la légalité et de la légitimité de la lutte pour la justice et le droit. » Je pense que nous devons cela, en partie, aux arbres de Gezi.

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