Les causes profondes du massacre des Grecs d’Anatolie – L’Orient-Le Jour/Georges Élias BOUSTANI

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« Les causes du massacre des Grecs durant la guerre gréco-turque (1919-1922) sont les conséquences des événements produits depuis l’occupation de la Grèce par les Ottomans en 1430 et la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs » rapporte Georges Élias BOUSTANI dans L’Orient-Le Jour du 2 novembre 2022.

Malgré le massacre sanglant qui a duré trois jours durant l’occupation ottomane de Constantinople, les chrétiens et les juifs, peuples du Livre, ont été intégrés dans l’Empire. Leurs communautés ont été regroupées par le système des Millet, un statut de semi-autonomie dans lequel les Turcs reconnaissaient officiellement, en fonction des rattachements confessionnels, leur rôle de protecteurs. 

Ils laissent dès lors les communautés s’auto-administrer sur le plan financier, judiciaire et éducatif. Les Ottomans leur imposent une taxe (jizîa) en échange de leur exemption du service dans l’armée, tout en leur permettant de pratiquer librement leurs rites religieux, avec cependant certaines restrictions imposées par la loi islamique. Ces instructions renforcent chez les gens du Livre leurs désirs de libération du pouvoir ottoman.

Cela n’a pas empêché beaucoup de membres des Millet de mener, surtout en ville, une vie aisée. Ils travaillaient dans le commerce et les services avec l’Europe et étaient prospères, leur niveau de vie économique et éducatif étant supérieur à celui des musulmans, puisqu’ils fréquentaient les écoles et les universités des missions étrangères que les musulmans évitaient. Il faut noter que la grande majorité des conversions se faisaient chez les chrétiens pauvres dans le but d’éviter le payer la taxe (jizîa). Les Ottomans ne cherchant ni à leur imposer la langue turque ni à les convertir à l’islam.

Au XIXe siècle, la situation des non-musulmans change avec les tanzimat qui sont des réformes dans l’Empire ottoman. Commencées en 1839, elles s’achèvent en 1876. Les réformes prévoient l’égalité de tous les sujets de l’Empire, sans distinction de religion ou d’identité nationale. Le sultan Mahmoud II avait préfiguré ces réformes par une déclaration officielle de 1830 : « Je fais la distinction entre mes sujets, les musulmans à la mosquée, les chrétiens à l’église et les juifs à la synagogue, mais il n’y a pas de différence entre eux dans quelque autre mesure. Mon affection et mon sens de la justice pour tous parmi eux est fort et ils sont en vérité tous mes enfants. »

Ces réformes ont amélioré de manière tangible le statut des chrétiens et des juifs au sein de l’Empire et leur ont permis d’intégrer des postes prestigieux dans l’État et dans l’armée, au vu du fait qu’ils étaient plus instruits que les musulmans. Cette situation a certes développé leur loyauté envers l’État, mais demeurait, en leur for intérieur, un certain sentiment d’amertume, celui qu’éprouve tout peuple occupé. 

Durant cette période, la Grèce déclare la guerre d’indépendance (1821-1829). Elle fut sanguinaire et connut plusieurs massacres, le plus important étant celui de Tripolizza dans le Péloponnèse en 1821, commis par les insurgés grecs, dans lequel environ 30 000 musulmans périssent. Il fut suivi par le massacre de l’île de Scio en 1822, immortalisé par le tableau d’Eugène Delacroix, dans lequel des dizaines de milliers de Grecs sont massacrés par les Turcs. Après ce massacre, le philhellénisme se propage rapidement dans le monde hellénistique dont les Grecs d’Anatolie font partie et atteint les plus hauts dignitaires de la région. Cette situation pousse les chrétiens d’Anatolie d’origine grecque à être déchirés entre leur loyauté à l’État ottoman et leur appartenance au monde grec.

Le comité Union et Progrès, mouvement politique nationaliste ottoman moderniste et réformateur, prend le pouvoir en Turquie en 1908. Il fait partie de la vague de mouvements nationalistes répandus en Europe à l’époque. En lieu et place de la division communautaire existante fondée sur la charia islamique, une nouvelle division ethnique s’instaure alors dans laquelle l’ethnie turque est considérée comme supérieure aux autres. Ce mouvement est responsable du massacre d’Adana de 1909 qui a causé la mort de 20 000 à 30 000 victimes arméniennes, de celle de 1 300 victimes assyriennes et du massacre des Arméniens, des Assyro-Chaldéens et des Syriaques en 1915 qui a fait 1 200 000 victimes.

L’affrontement entre le nationalisme turc et le nationalisme grec était dès lors à la recherche d’une occasion, la guerre gréco-turque de 1919-1922 devait le lui offrir. Cette guerre était liée au partage de l’Empire ottoman entre les Alliés après la Première Guerre mondiale et à la revendication par la Grèce, durant la Conférence de paix de 1919, de territoires en Asie Mineure. La Grèce soutenait la Grande Idée (Megali Idea) créée en 1844, consistant à reconstituer le monde grec antique autour de la mer Égée, l’Anatolie appartenant au monde grec depuis l’Antiquité. La Megali Idea prend de l’ampleur chez les Grecs Micrasiates revendiquant leur appartenance au monde grec, ce qui provoquera la méfiance des Ottomans.

En 1919, les forces grecques occupent Smyrne (Izmir), encouragées par les Anglais, sous prétexte de protéger les populations orthodoxes. L’offensive s’achève en août 1921, suite à l’occupation par les Grecs de plusieurs territoires de la Turquie.

Le traité de Sèvres qui prévoit le partage de la Turquie après sa défaite durant la Première Guerre mondiale est rejeté par des révolutionnaires turcs qui lancent alors une contre-attaque. Les positions grecques tombent le 30 août 1922 et l’armée grecque est vaincue. L’armée turque, contre les ordres de son chef Atatürk, commet un massacre de grande ampleur contre les Grecs d’Anatolie.

À la fin de l’année 1922, la plupart des Grecs d’Asie Mineure se sont enfuis ou ont été exécutés. Ceux qui sont restés sont alors transférés en Grèce, dans le cadre de l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie de 1923, officialisé par le traité de Lausanne de 1923, signé suite à la victoire de l’armée turque sur tous les fronts. Cette victoire a unifié la Turquie dans ses frontières actuelles et a prévu le transfert de 1 350 000 chrétiens de la Turquie vers la Grèce, tandis que 350 000 musulmans de Macédoine devaient quitter la Grèce et s’installer en Turquie. Parmi les victimes, figure le métropolite Chrysostome qui a été torturé et tué à Izmir par les Turcs parce qu’il avait refusé de quitter la ville et d’abandonner ses fidèles. 

Comme il a été démontré tout au long de ce texte, les causes du massacre des Grecs ne sont donc pas les seuls produits du moment. Elles sont dues à une longue suite d’événements ayant débuté depuis l’occupation de la Grèce et de l’Asie Mineure par les Turcs qui imposent des mesures de restrictions à l’égard du « peuple du Livre » suivant la charia islamique, la guerre de l’indépendance de la Grèce accompagnée de massacres sanglants qui a créé un sentiment national le philhellénisme, suivi de la Megali Idea la politique nationale du comité Union et Progrès qui a commis des massacres envers des chrétiens et puis l’occupation de la Grèce de Smyrne (Izmir) qui a mis le feu aux poudres.

L’Orient-Le Jour, 2 novembre 2022, Georges Élias BOUSTANI

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