OTAN : la frustration des Etats-Unis face à la Turquie – Piotr Smolar / LE MONDE

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Ankara n’a pas été convié au sommet pour la démocratie organisé par Joe Biden. Une décision liée davantage à son positionnement géopolitique qu’aux violations des droits de l’homme par Ankara. Par Piotr Smolar dans Le Monde du 31 mars 2023.

« Une tente extraordinairement large » : c’est ainsi qu’un responsable de la Maison Blanche a présenté le deuxième sommet pour la démocratie, organisé en partie en ligne les 29 et 30 mars. Le précédent avait eu lieu en décembre 2021, concrétisant un engagement de campagne de Joe Biden. Depuis, la guerre en Ukraine a permis aux alliés occidentaux de se compter et de serrer les rangs, clamant la force de leurs valeurs libérales et du droit international, contestés par les Etats comme la Chine, la Russie ou l’Iran. Mais cette ligne de partage n’est pas toujours limpide. La Turquie démontre qu’il existe, pour le moins, des alliés très contrariants. Une nouvelle fois, elle n’est pas conviée sous cette « tente » de la démocratie.

La seule lecture du rapport annuel sur les droits de l’homme dans le monde, publié récemment par le département d’Etat, suffit à justifier cette décision. Le ministère y consacre des pages aussi factuelles que sévères à la Turquie. Surveillance, justice sous influence, arrestations arbitraires, disparitions, tortures, assassinats, souvent sous couvert de lutte antiterroriste : un tableau sombre, qui pourtant ne se reflète guère, publiquement, dans la stratégie américaine vis-à-vis d’Ankara.

« La non-invitation de la Turquie au sommet est plus liée à la géopolitique et au poids déclinant du pays dans la stratégie diplomatique américaine qu’aux droits de l’homme et à la démocratie, estime Gönül Tol, directrice du centre d’études turques au Middle East Institute. L’intérêt américain pour le Moyen-Orient a décliné, et Erdogan conduit une politique trop imprévisible. »

Normalisation avec la Syrie

Les Etats-Unis sont engagés avec la Turquie dans une diplomatie à dents serrées. Il s’agit de ravaler une frustration, croissante depuis des années, face à cet allié au sein de l’OTAN, incontournable sur le flanc sud de l’Alliance mais diversifiant ses relations d’intérêts avec des régimes de toutes natures. Un allié qui n’en donne pas toutes les garanties, bloquant l’accession de la Suède (et jusqu’à récemment celle de la Finlande) à l’OTAN et servant de plate-forme à la Russie pour contourner une bonne partie des sanctions occidentales prises à son encontre. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Turquie-Syrie : le président Erdogan amorce un difficile rapprochement avec le régime d’Assad

En sens inverse, Ankara continue de dénoncer le soutien américain aux combattants kurdes de Syrie (YPG) – liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) –, qu’ils veulent empêcher de consolider une zone autonome dans le nord du pays. Recep Tayyip Erdogan est engagé dans un effort de normalisation bilatérale avec son homologue syrien Bachar Al-Assad, avec la médiation du Kremlin. Un double motif de contrariété pour Washington.

Joe Biden et Recep Tayyip Erdogan se sont vus à la mi-novembre 2022, en marge du sommet du G20. Le 18 janvier, Antony Blinken a reçu au département d’Etat son collègue turc Mevlüt Çavusoglu. Le 14 mars, le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a accueilli son homologue Ibrahim Kalin, pour évoquer la prolongation de l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes. Les contacts officiels existent. Mais depuis l’entrée de Joe Biden à la Maison Blanche, l’administration reporte, autant que possible, une franche explication en place publique.

« Les Américains n’ont pas envie d’en parler, ou alors de façon très évasive, note Marc Pierini, ancien diplomate européen et expert de la Turquie pour le centre de réflexion Carnegie Europe. On considère, comme en Europe, qu’Erdogan habite désormais sur une autre planète. Si on le prend à partie, il risque d’exploiter cela à des fins électorales, lors des prochains scrutins [présidentiel et législatif, le14 mai]. L’attentisme américain et européen se résume ainsi : attendons de voir s’il survit aux urnes. Il y a une sorte de tétanisation des démocraties face à cet autocrate tonitruant qui a énormément de leviers pour faire pression. » « Les Américains n’ont pas anticipé le problème turc, déléguant la question au secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, souligne un diplomate européen. Ils n’ont pas vu non plus la convergence entre Erdogan et le premier ministre hongrois, Viktor Orban. »

Toutefois, Marc Pierini relève un certain nombre de limites à l’instrumentalisation de cette politique étrangère. Ankara a renoué un dialogue diplomatique avec la Grèce, qui fut d’ailleurs l’un des premiers pays à envoyer de l’aide après le tremblement de terre dévastateur, début février. Concernant le contournement des sanctions contre la Russie, il existe un risque de sanctions secondaires américaines, pouvant frapper la Turquie.Les 2 et 3 février, Brian Nelson, le sous-secrétaire au Trésor pour le terrorisme et le renseignement financier, s’est rendu à Ankara pour évoquer ce sujet délicat. Mais toujours aucune pression publique.

Crise économique majeure

Pourtant, à l’automne, Washington avait, pour une fois, rappelé la Turquie à l’ordre. Début octobre, cinq banques turques avaient accepté de suspendre leur participation au système russe de paiements Mir, conçu comme une alternative aux circuits traditionnels dominés par le dollar américain. Le Trésor, à Washington, avait émis de nouvelles sanctions contre les représentants de Mir, menaçant aussi les acteurs tiers susceptibles de participer à ce système. Ankara avait compris le message et reculé. La crise économique majeure plus les conséquences du séisme invitent à bien calculer les manœuvres diplomatiques. La livre turque s’est dépréciée de 28 % par rapport au dollar en 2022, après une chute de 48 % en 2021. Lire aussi (en 2022): Article réservé à nos abonnés En Turquie, l’économie sur une pente dangereuse

« Erdogan cherche à dénouer les tensions avec l’Occident, il est prêt à serrer toutes les mains, même celle du président égyptien Sissi, assure Gönül Tol. Il a trop de problèmes intérieurs pour se permettre une politique étrangère confrontationnelle. » Pourtant, il reste un sujet de blocage majeur, que l’administration Biden espère secrètement lever après les élections turques : l’accession de la Suède à l’OTAN. Erdogan, qui a annoncé la ratification prochaine de la candidature finlandaise, s’oppose à celle déposée par Stockholm, imposant aux Occidentaux une distinction entre les deux pays. Une forme d’humiliation pour les Etats-Unis.

Opposition à la vente de F-16

Cet enjeu géopolitique majeur s’ajoute à d’autres sujets de tension bilatéraux. Tel le sort de Fethullah Gülen, réfugié aux Etats-Unis depuis 1999, qu’Ankara accuse d’avoir fomenté de loin la tentative de coup d’Etat de 2016. En outre, la Cour suprême américaine a accepté d’examiner le recours de la Halkbank, établissement bancaire turc détenu à majorité par le gouvernement. Il est suspecté de fraudes et blanchiment pour avoir aidé l’Iran à contourner les sanctions économiques et à transférer 20 milliards de dollars (18 milliards d’euros) de recettes sur ses ventes de pétrole et de gaz. Au cœur de la dispute juridique se trouve le statut de la banque, la possibilité de la distinguer de l’Etat turc ou pas. L’idée d’une justice indépendante ne va pas de soi pour Ankara.

L’incompréhension domine aussi dans le domaine de l’armement. Le 2 février, 29 sénateurs des deux bords politiques ont adressé une lettre à Joe Biden, établissant noir sur blanc un lien, qui était déjà dans l’esprit de tous, entre la livraison espérée par Ankara d’avions de chasses F-16 américains et la levée du blocage turc dans l’élargissement de l’OTAN. « Une fois que les protocoles d’accession auront été ratifiés par la Turquie, le Congrès pourra envisager la vente des avions de chasse F-16. Toutefois, un refus d’agir en ce sens remettrait en question la vente en cours », avertissent les sénateurs. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Adhésion de la Suède à l’OTAN : les raisons d’une impasse

« La Turquie bénéficiait d’un contexte géostratégique favorable au début de la guerre en Ukraine, mais elle s’est tiré une balle dans le pied, souligne Alper Coskun, ancien diplomate et aujourd’hui expert au centre de réflexion Carnegie à Washington. Des figures du Sénat américain comme Robert Menendez [New Jersey] ne changeront pas d’avis dans leur opposition au contrat des F-16, et Joe Biden ne gaspillera pas son capital politique pour surmonter cette opposition, à moins qu’après les élections, Ankara ne fasse des gestes significatifs concernant la Suède. »

Par Piotr Smolar dans Le Monde du 31 mars 2023.

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