Pourquoi cet acharnement contre les Kurdes ? – Courrier International/Borzou Daragahi

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« Bombardés en Syrie et en Irak, les Kurdes sont aussi en première ligne de la répression actuelle par Téhéran du mouvement de contestation et dans le collimateur d’Ankara. Quels sont les objectifs du régime des mollahs et du reis turc derrière cette animosité envers une minorité ethnique devenue le bouc émissaire de deux régimes despotiques ? » rapporte Borzou Daragahi dans son texte anglais dans The Independent traduit par Courrier International du 26 novembre 2022.

Jamais les Kurdes n’avaient été assaillis de toutes parts de la sorte, dans tout le Moyen-Orient.

Dans quatre pays du Moyen-Orient, les Kurdes se font bombarder, tirer dessus, arrêter. Des dizaines d’entre eux ont trouvé la mort dans les troubles politiques qui ont agité le nord-ouest de l’Iran, une vingtaine ont perdu la vie dans les frappes aériennes survenues dans le nord de la Syrie, et Téhéran et Ankara brandissent la menace d’invasions terrestres qui alourdiraient ce bilan, avec plus de pertes humaines et de déplacements de population.

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La pression exercée à l’endroit d’un des groupes ethniques apatrides les plus importants du globe atteint des niveaux inédits, du fait notamment de la guerre en Ukraine et du désengagement de la communauté internationale de la région.

La Turquie et l’Iran soumettent les populations kurdes de leurs pays respectifs – mais aussi celles de Syrie et d’Irak – à un niveau de pression et de violence accru. En réaction à un attentat à la bombe commis le 13 novembre dernier, les Turcs ont lancé des frappes aériennes transfrontalières et envisagent une offensive terrestre dans les régions tenues par les Kurdes dans le nord de la Syrie. Ils ont également frappé des positions aux mains de groupes terroristes kurdes en Irak. Et Ankara intensifie la pression sur le premier parti kurde de Turquie.

Accord tacite entre Ankara et Téhéran

L’Iran envoie des troupes au sol, lourdement armées, réprimer des factions du soulèvement national dans ses villes kurdes. Dans une vidéo postée sur Internet, on voit des hommes armés favorables au régime attaquer des manifestants sans armes dans la ville de Djavanroud [ouest de l’Iran], ouvrant le feu sans discernement tout en hurlant “Dieu est grand !”

Comme la Turquie, l’Iran prend pour cible les groupes rebelles kurdes présents de l’autre côté de la frontière irakienne, envoyant par exemple dimanche [20 novembre], au petit matin, des drones et des avions de chasse mener ce qui était au moins la deuxième attaque en quelques semaines.

“On constate que la Turquie et l’Iran bombardent plus souvent et plus loin en Irak et en Syrie, à une cadence inédite depuis longtemps”, observe Hetav Rojan, un spécialiste des questions de sécurité implanté à Copenhague.

Si elles sont concomitantes, rien ne prouve qu’Ankara et Téhéran coordonnent leurs attaques contre les Kurdes. Il n’en existe pas moins, sans doute, un accord tacite entre les deux pays, de même qu’il est probable que l’Iran a donné son feu vert à la Turquie pour son attaque perpétrée dans le nord de la Syrie.

Pour les analystes, ce regain simultané de violences et de pressions politiques s’explique à la fois par les calculs de politique intérieure d’Ankara et de Téhéran et par l’évolution de la situation géopolitique. “Cela n’arrive pas souvent, mais l’Iran et la Turquie ont l’impression, en voyant ce qui leur arrive, que les Kurdes représentent une menace existentielle”, commente Abdullah Hawez, spécialiste des affaires kurdes installé à Londres. “Avant, chaque pays se servait des Kurdes contre l’autre. En ce moment, il se passe la même chose dans les deux pays.”

Téhéran et Ankara voient dans les aspirations kurdes une menace à long terme et chacun rudoie de longue date la population kurde, qui représente 30 à 45 millions de personnes réparties sur plusieurs régions du sud-est de la Turquie, du nord de la Syrie, du nord de l’Irak et du nord-ouest de l’Iran.

“Pour Ankara comme pour Téhéran, c’est extrêmement précieux d’avoir un ennemi extérieur archétypal, façonné par des décennies de marginalisation, afin de lui faire porter le chapeau pour les malheurs du pays”, poursuit Hetav Rojan.

Cliver l’opposition turque, l’objectif d’Erdogan

Pendant le plus clair du XXe siècle, la Turquie a privé les Kurdes de leurs droits culturels les plus élémentaires et fait la guerre au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe séparatiste interdit, depuis les années 1990.

Ankara accuse les branches syriennes du PKK au Rojava, une région auto-administrée, d’être derrière l’attentat meurtrier perpétré dans un quartier commerçant d’Istanbul voilà quelques jours, causant la mort de six personnes.

Au moins 31 personnes ont perdu la vie dans les frappes aériennes qui ont été lancées dimanche soir et lundi matin tôt contre des positions syriennes et irakiennes tenues par la branche locale du PKK. Ankara a prévenu qu’il envisageait une incursion de ses troupes au sol dans le nord de la Syrie, donnant lieu à des communiqués inquiets de la part de Moscou et de Washington.

Des élections cruciales vont avoir lieu en Turquie l’année prochaine, dans lesquelles les Kurdes du pays vont jouer un rôle important pour la réélection ou non de l’actuel président, Recep Tayyip Erdogan. Si les Kurdes se rallient aux opposants d’Erdogan, ce dernier pourrait en effet sauter.

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D’où l’idée d’accentuer la pression sur le groupe ethnique de manière à creuser le fossé qui existe entre les Kurdes et une opposition qui a souvent montré plus d’animosité à l’égard des aspirations kurdes que le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan.

“Erdogan cherche à cliver l’opposition, résume Abdullah Hawez. Cette stratégie va sérieusement compliquer la tâche de toute opposition qui voudrait se rapprocher des Kurdes.”

Depuis maintenant plusieurs mois, les Turcs agitent la menace d’une incursion terrestre dans le nord de la Syrie afin de prendre Kobané aux Kurdes. L’invasion de cette ville de quelque 100 000 habitants, à sept mois à peine des élections du 23 juin, n’est pas sans risques, mais pourrait se révéler payante sur le plan politique.

“La possibilité que la Turquie lance une attaque sur Kobané est très élevée, et ce pour diverses raisons”, prévient Kaveh Ghoreishi, un journaliste implanté à Berlin spécialiste de la question kurde.

“Erdogan espère notamment que cette guerre mobilisera la strate nationaliste de la société en sa faveur.”

Provoquer une guerre civile ?

S’il se montre plus tolérant envers la langue et la culture kurdes, l’Iran se bat lui aussi contre des groupes rebelles kurdes et s’est vu accuser de discrimination à l’égard de sa minorité kurde, composée essentiellement de musulmans sunnites dans un pays dominé par les chiites.

Les Kurdes jouent un rôle majeur dans l’actuel mouvement de protestation national qui a éclaté au lendemain de la mort en détention de Masha Amini, une jeune Kurde de 22 ans qui avait été enlevée par la police des mœurs lors d’une visite à Téhéran en septembre.

Les démonstrations d’unité entre les Kurdes d’Iran, les Baloutches, les Perses et d’autres ethnies au sein de ce mouvement national ont indisposé Téhéran.

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De fait, ces témoignages publics de solidarité interethnique et interconfessionnelle font planer une épée de Damoclès sur un régime théocratique qui comptait en bonne partie sur la peur du séparatisme et de la guerre civile pour diviser ses opposants et souder ses partisans.

“Ce n’est pas souvent que l’on voit les minorités kurdes et baloutches dans les manifestations iraniennes, en raison du fossé ethnique et politique qui existe entre les groupes majoritaires et minoritaires”, observe Hetav Rojan.

“Cela complique les choses pour Téhéran, qui s’empresse de rechercher des ennemis extérieurs pour faire porter le chapeau à quelqu’un tout en s’affirmant.”

Le régime de Téhéran scrute le Kurdistan irakien d’un œil de plus en plus soupçonneux à l’heure où la région auto-administrée resserre ses liens avec les États-Unis et Israël. Si Téhéran a collaboré avec le PKK et ses déclinaisons par le passé, il n’en vit pas moins très mal l’influence du groupe sur le mouvement de protestation. Le slogan “Femme, vie, liberté”, cri de ralliement du soulèvement, plonge en effet ses racines dans la politique marquée à gauche du PKK.

“[Le régime] s’inquiète des répercussions à venir d’un tel slogan, c’est pour cette raison que l’Iran a donné le feu vert à la Turquie pour l’attaque du Rojava”, poursuit Kaveh Ghoreishi.

Il est probable que l’usage par l’Iran d’une violence extrême contre les Kurdes a pour but de faire réagir les groupes rebelles armés implantés en Irak et donner crédit à son hypothèse selon laquelle la contestation aboutirait à un éclatement du pays.

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Dans les attaques iraniennes lancées contre le Kurdistan irakien ces dernières semaines, des dizaines de civils ont été tués, des centaines de personnes ont été blessées et des milliers d’autres vivant dans les villes ont été déplacées, rappelle Kaveh Ghoreishi.

Or, pour l’heure, aucun des groupes – parmi lesquels le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, un parti de gauche appelé Komola et une branche iranienne du PKK – n’a mordu à l’hameçon.

“Les groupes armés de l’opposition kurde savent pertinemment qu’en lançant une action matérielle ils feraient le jeu de Téhéran”, assure Mohammad Salih, un analyste du Moyen-Orient vivant à Washington, spécialiste des affaires kurdes. “Cela mettrait un terme à la révolte.”

Lire l’article original – Borzou Daragahi

Courrier International, 26 novembre 2022, Photo/Bakr Alkasem/AFP

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