« Quelques femmes remarquables de Turquie »

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Frédéric Hitzel, 8 Mars 2021.

A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le Comité France-Turquie qui « œuvre pour le resserrement et le développement des liens d’amitié entre la France et la Turquie », présente la biographie d’une sélection de femmes remarquables de Turquie, signée par Frédéric Hitzel.

Adalet AĞAOĞLU (1929-2020)

Née Adalet Sümer à Nallıhan, en Anatolie centrale, cette dramaturge, auteur et défenseur des droits de l’homme, est une autrice majeure de la littérature turque. Après avoir étudié la langue et littérature française à l’université d’Ankara, elle fut engagée au théâtre radiophonique à la radio d’Ankara, puis devint critique de théâtre dans le quotidien Ulus (La Nation). Après avoir travaillé à la Radio-télévision de Turquie (TRT), en qualité de responsable des programmes, elle se consacra à la littérature et au théâtre. Elle participa à la fondation de la scène théâtrale à Ankara avec la compagnie Arena Theatre, écrivant de nombreuses pièces qui font d’elle une dramaturge reconnue. 

Son premier roman, Se coucher pour mourir (Ölmeye Yatmak, 1973), qui dévoile les espoirs, les illusions et les contradictions de la Turquie, fut encensé par la critique. Son deuxième roman, La rose délicate de mes pensées (Fikrimin İnce Gülü, 1976) est censuré sous prétexte qu’il engendre « humiliation et (la)dérision des forces armées ». Ses pièces de théâtre osent aborder des sujets graves tels que la répression sexuelle dans Jeu de maison (Evcilik Oyunu, 1964) ; elle écrit une pièce restée célèbre, Trop loin, trop près (Çok Uzak Fazla Yakın, 1991). En 1995, elle se voit décerner le Grand Prix de la culture et des arts de la présidence de la République de Turquie. Un extrait de son théâtre est disponible en français dans le livre Un œil sur le bazar, anthologie des écritures théâtrales turques (Non lieu édition, 2010). 

Hale ASAF (1905-1938)

D’origine circassienne ou géorgienne, cette artiste est la nièce de Mihri Müşfik Hanım (1886-1954), l’une des premières femmes peintres de Turquie. Après des études à Notre-Dame de Sion, elle part étudier la peinture à Rome, puis à Paris aux cotés du peintre Namık İsmail, un ami de la famille, plus tard d’André Lhote ; enfin à Berlin. De retour à Istanbul, elle poursuit sa formation à l’École de peinture des femmes (İnas Sanayi-i Nefise Mektebi) sous la direction des peintres Feyhaman Duran et İbrahim Çallı. 

Première femme membre de l’Association des Peintres et des sculpteurs Indépendants (1929), elle contribua au développement du cubisme en Turquie dans un style fortement inspiré par les fauvistes français Henri Matisse et Raoul Dufy. Décédée à Paris, à l’âge de 33 ans, ses rares œuvres tendent à être redécouvertes ces dernières années.

Aslı ERDOĞAN (née en 1967)

Après des études de physique, Aslı Erdoğan commence à travailler au Centre européen de recherches nucléaires (CERN) avant de partir s’installer au Brésil, à Rio de Janeiro, où elle écrit son premier roman. De retour à Istanbul, l’écrivain et journaliste mène des recherches en sciences sociales et collabore régulièrement pour la radio.

Côté littérature, elle a publié des nouvelles, des poèmes et romans dont La Ville dont la cape est rouge (Actes Sud, 2003), Le Mandarin miraculeux (Actes Sud, 2006), L’Homme coquillage (Actes Sud, 2018). Militante des droits de l’homme, elle est jugée par un tribunal d’Istanbul pour avoir collaboré à un journal pro-kurde Özgür Gündem (fermé en 2016), et est accusée « d’activités terroristes ». Après 132 jours de détention provisoire à la prison pour femmes de Bakırköy à Istanbul, la romancière est libérée le 29 décembre 2016. Elle trouve refuge en Allemagne. Elle est finalement acquittée le 14 février 2020. Ses vingt-sept chroniques parue dans le journal Özgür Gündem sont rassemblés dans un recueil, Le silence même n’est plus à toi (Actes Sud, 2017), qui dresse le portrait d’une femme déterminée à lutter par les mots contre toute forme d’oppression.

Leylâ ERBİL (1931-2013)

Née à Istanbul, elle suit les cours du Département de langue et littérature anglaise de l’université d’Istanbul. Dans les années 1960, elle participe aux activités du Parti des travailleurs turcs (TİP) et fait partie des fondateurs de l’Union des artistes turcs en 1970. Quatre ans plus tard, elle est fondatrice du Syndicat des écrivains de Turquie. Rompant avec les techniques traditionnelles de la littérature turque, elle cherche à décrire dans ses écrits les luttes existentielles des individus en conflit avec la société.

Son premier roman, Une femme étrange (Garip bir Kadın, 1971) ose aborder des thèmes tels que la virginité, l’inceste, les agressions sexuelles. Les critiques la comparent à Virginia Woolf. Ses autres romans, Le Jour des ténèbres (Karanlığın Günü, 1985) et Lettres d’amours (Mektup Aşkları, 1989), renforcent sa réputation de conteuse de la condition féminine. Provocante, rebelle, irrévérencieuse, elle est la première femme turque nommée pour le prix Nobel de littérature. Éternelle avant-gardiste, elle s’est battue jusqu’à sa mort pour renverser les grands tabous qui secouent la Turquie d’hier et d’aujourd’hui : genre, religion, condition sociale.

Leyla GENCER (1928-2008)

Née à Istanbul d’un père turc et d’une mère polonaise, élevée par une comtesse française, Ayşe Leyla Çeyrekgil est une soprano qui a étudié avec la soprano Giannina Arangi-Lombardi (1891-1951) à Ankara. Elle fait ses débuts à Naples en 1953, puis à la Scala de Milan en 1957, dont elle devient la prima donna pendant vingt-cinq ans, s’imposant rapidement dans le monde de l’opéra. Elle chante le répertoire classique italien (Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi). Outre Naples et Milan, elle se produit sur de nombreuses scènes internationales, notamment l’opéra de San Francisco. En 1986, elle se retire de la scène lyrique et se consacre à l’enseignement, notamment à la Scala de Milan, où elle fut directrice du programme pour les jeunes chanteurs à l’instigation du chef d’orchestre Riccardo Muti. Morte à Milan le 10 mai 2008, ses cendres furent dispersées dans le Bosphore. Elle a souffert du statut de légende vivante de sa rivale grecque Maria Callas (1923-1977). « La diva turque » reste une célébrité mondiale relativement ignorée de ses compatriotes. 

Yıldız MORAN (1932-1995)

Elle est l’une des pionnières de la photographie en Turquie. Probablement première femme turque à avoir une formation professionnelle de photographe, son empreinte intellectuelle va bien au-delà de sa passion pour l’image : elle fut également auteur de dictionnaires, éditrice et traductrice.Après avoir terminé ses études au prestigieux Robert College d’Istanbul en 1951, elle part à l’âge de 18 ans pour l’Angleterre, d’abord au Bloomsburry Technical College, puis au Ealing Technical College pour y parfaire sa carrière de photographe (1951-1952). 

Yıldız Moran réalisera cinq expositions à Londres et à Cambridge, sera acceptée comme membre du prestigieux club de photographie « The Camera Club » à Wasburn/Southend avant de partir pour l’Espagne et le Portugal où elle réalisera d’innombrables clichés.Rentrée en Turquie en 1954, elle sillonnera l’Anatolie, sa terre de prédilection, et continuera à exposer ses œuvres réalisées tant dans son pays qu’à l’étranger de 1955 à 1957. En 1963, après son mariage avec le poète Özdemir Asaf, elle cesse sa carrière de photographe professionnelle pour se consacrer à sa famille et à l’écriture. En 1982, l’Institut de la Photographie de l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul lui décerne le titre de Membre honoraire au regard de sa contribution à l’art de la photographie en Turquie. Décédée le 15 avril 1995 à l’âge de 63 ans, Yıldız Moran reste, encore aujourd’hui, une artiste qui a marqué l’histoire de la photographie turque.

Elif ŞAFAK (née en 1971)

Née à Strasbourg, où son père était venu terminer un doctorat, elle regagne la Turquie après le divorce de ses parents. Diplômée en relations internationales de l’université technique du Moyen-Orient d’Ankara, elle se lance dans l’écriture de roman à la fin des années 1990. Elle connaît rapidement le succès avec Bonbon Palace (Bit Palas, 2002), La Bâtarde d’Istanbul (The Bastard of Istanbul, 2006), Soufi mon amour (Aşk, 2009), L’Architecte du sultan (2015). En septembre 2019, elle se trouve parmi les six écrivains finalistes du prestigieux Booker Prize pour 10 Minutes 38 Seconds in This Strange World, sur les souvenirs d’une prostituée dans les bas-fonds d’Istanbul. Elif Şafak est probablement la romancière turque la plus lue en Turquie et dans le monde.

Latife TEKİN (née en 1957)

Née dans la province de Kayseri, dans un village d’Anatolie, cette écrivaine est arrivée avec sa famille dans un bidonville d’Istanbul comme des millions d’autres paysans. Autodidacte, passée par l’extrême gauche, elle commence à écrire après le coup d’État militaire de 1980. Étrangère aux formes classiques de l’écriture qu’elle n’a connues que tardivement, et qu’elle rejette comme incompatibles avec son sujet, elle invente une langue ni populaire ni argotique, délabrée comme le bidonville, une langue parfaitement incorrecte, hors des références culturelles, hors de la syntaxe.

Publiés en 1983 et 1984, Mort chérie fantasque (Sevgili Arsız Ölüm, 1983) et Berdji Kristine, contes de la montagne d’ordures (Berci Kristin Çöp Masalları, 1984) ont connu en Turquie un succès immédiat. Dans les romans Les Leçons de nuit (Gece Dersleri, 1986), Les Épées de glace (Buzdan Kılıçlar, 1989) et Chère défunte (Aşk İşareti, 1995), l’écrivaine semble vouloir se dégager de la marginalité de son œuvre.

Yeşim USTAOĞLU (née en 1960)

Née dans l’est de la Turquie, Yeşim Ustaoğlu étudie l’architecture à l’université Yıldız d’Istanbul avant de se spécialiser dans le journalisme. Reporter-journaliste indépendante, directrice d’ateliers de vidéo, elle réalise quatre courts métrages dont Hotel, couronné au festival de Montpellier en 1992. Elle passe au long métrage en 1994 avec La Trace. Ce thriller psychologique autour d’un policier à la retraite, ancien tortionnaire des services spéciaux qui enquête sur un cadavre sans visage, n’a jamais été distribué dans les salles de cinéma en Turquie, mais a été diffusé, amputé de plusieurs séquences, sur une chaîne privée. En 1999 sort son deuxième film, Aller vers le soleil, une histoire d’amitié impossible entre un jeune marchand ambulant kurde et un ouvrier turc. Ce film, très remarqué au festival de Berlin la même année, obtient le prix de l’Ange Bleu (meilleur film européen) et le prix de la Paix. Le film a également fait sensation au Festival international du film d’Istanbul de 1999 en raflant les prix du Meilleur film, Meilleure réalisatrice, prix du Public et prix FIPRESCI de la presse. Son opus, En attendant les nuages, d’après le livre de George Andreadis Tamama, se déroule dans la Turquie des années 1970 et porte à la lumière le sujet tabou de la dictature militaire et de l’histoire turque récente.

Fahrelnisa ZEİD (1901-1991)

Née à Büyükada, une des îles d’Istanbul, elle appartient à une famille de hauts dignitaires ottomans. Son père, Şakir Paşa, était général, diplomate et historien turc. L’un de ces oncles fut grand vizir de l’Empire ottoman. Sa mère était une peintre d’origine Crétoise. Scolarisée au collège Notre-Dame de Sion d’Istanbul, elle commença à dessiner et à peindre très jeune. En 1919, elle est l’une des premières femmes à accéder à l’Académie des beaux-arts d’Istanbul.

À l’âge de18 ans, elle épousa en première noce un romancier avec qui elle voyagea beaucoup, ce qui lui permit de visiter les musées des capitales européennes et d’étudier la peinture à l’Académie Ranson à Paris (1928). En 1934, elle épouse en seconde noce le prince Zeid bin Hussein, frère du roi Fayçal d’Irak et grand-oncle du roi Hussein de Jordanie. Après un long séjour à Berlin puis à Paris, elle retourna à Istanbul en 1941 et se consacra entièrement à la peinture auprès du groupe D. Son talent est révélé à la fin des années 40 par le grand critique d’art français Charles Estienne, et remarqué par André Breton. Ses œuvres figuratives rappellent parfois irrésistiblement Matisse ou Chagall. Mais c’est surtout dans la peinture abstraite qu’elle s’est pleinement épanouie, ce qui lui a valu d’être associée à l’École de Paris, dans les années 1950.

Décédée le 5 septembre 1991, elle repose au mausolée royal du palais Raghdan à Amman. En 2017, la Tate Modern de Londres lui consacra une rétrospective qui circula ensuite à la Deustche Bank KunstHalle de Berlin, puis à la Sursock Museum de Beyrouth.

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