Séisme en Turquie : le béton en question – Anselm Jappe / LIBÉRATION

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Par Anselm Jappe dans Libération du 10 mars 2023. Et si la catastrophe «naturelle» survenue il y a un mois en Turquie ne l’était pas tant que ça ? Le philosophe Anselm Jappe pointe du doigt le rôle amplificateur dans la destruction jouée par le béton, matériau qui n’est pas mauvais en soi mais a une «tendance fatale à être mal utilisé».

Le séisme en Turquie et en Syrie survenu le 6 février a fait plus de 50 000 morts. Ce nombre dépasse, apparemment, le nombre de civils ukrainiens tués pendant la première année de guerre. Mais ils risquent d’être oubliés bien vite : c’était une «catastrophe naturelle», même «l’une des plus grandes catastrophes naturelles de nos temps», comme l’a dit António Guterres, le secrétaire général des Nations unies. Qu’est-ce qu’on peut faire contre une catastrophe naturelle ? Elles arrivent, c’est tout. Mais que veut dire «naturelle» ?

Quiconque se trouve dans un champ ou dans une forêt au moment d’un tremblement de terre, même puissant, court peu de risques ; seuls les glissements de terrain sont susceptibles de constituer un danger au milieu de la nature. Les secousses sont dangereuses à cause des constructions humaines – et tout dépend donc du caractère de ces bâtiments. Ce fait est banal, mais souvent négligé.

Après le séisme de Gölcuk de 1999 qui a causé plus de 17 000 morts, la presse turque, unanime, avait titré : «Assassins !». Parce que tout le monde savait que si les maisons s’étaient écroulées si facilement, c’était parce que les constructeurs avaient utilisé des matériaux de mauvaise qualité – notamment du béton contenant trop de sable pour baisser les coûts au détriment de la stabilité des édifices. Cette fois, les promoteurs turcs n’ont pas attendu d’être montrés du doigt ; certains se sont enfuis, et ont été arrêtés juste avant de monter dans l’avion. Ils savaient bien qu’on les tiendrait pour responsables de cette catastrophe.

La résistance antisismique n’est pas l’apanage du béton

Mais dans quelle mesure le béton armé peut-il être considéré comme étant la cause du nombre élevé de victimes ? Au cours de l’histoire, les maisons en pierre n’ont pas résisté aux tremblements de terre, qui ont détruit des villes entières : voir Pompéi. Pour ce qui est du béton, nous sommes face à un phénomène typiquement moderne : les constructions en béton armé ne se sont vraiment répandues qu’après la Seconde Guerre mondiale – en Europe comme dans le reste du monde. Or, il existe des constructions en béton «antisismiques».

D’ailleurs, la résistance antisismique n’est pas l’apanage du béton ou de la modernité : les Incas au Pérou utilisaient d’énormes blocs de pierre qui tenaient le choc bien mieux que les édifices des conquérants espagnols. Aujourd’hui, on peut – semble-t-il – avoir des constructions en béton armé qui résistent aux secousses, comme au Japon. Mais elles coûtent cher. Et c’est ici que gît le problème.

Il est tentant de dire : le problème n’est pas le béton en soi, mais son usage. Cependant, le béton a une tendance fatale à être mal utilisé. C’est un mélange d’eau, de sable, de calcaire et de gravats. Ce mélange ne se trouve pas spontanément dans la nature, mais est produit par l’homme, et donc susceptible de faire l’objet de manipulations. Notamment celle d’y mettre trop de sable pour économiser de l’argent. En règle générale, il est «armé», donc coulé dans une structure métallique : autre tentation de faire des économies, au détriment de la sécurité. Ensuite, la corrosion arrive vite, et la structure cède.

Ce matériau peut prendre toutes sortes de formes différentes

Autre inconvénient du béton : il peut prendre toutes sortes de formes différentes, mais en pratique il donne lieu à une certaine uniformité. Or ce qui peut être bon aux Pays-Bas ne l’est pas nécessairement en Turquie, et vice-versa. Les façons de bâtir prémodernes étaient toujours adaptées aux contextes locaux – et tenaient souvent compte des possibles catastrophes naturelles. Le béton, en revanche, finit par imposer partout les mêmes solutions. Car le béton est facile à utiliser et coûte peu cher.

Ce qui ne comporte pas que des avantages, car cela pousse les détenteurs du pouvoir politique et économique à commanditer, souvent pour des raisons de prestige, des projets gigantesques qui non seulement accaparent une partie des ressources qui pourraient être utilisées à meilleur escient (par exemple, pour des logements populaires de qualité), mais représentent parfois de véritables menaces pour les populations locales, comme les barrages et les centrales nucléaires.

Des constructions rapides dont la sécurité n’est pas le premier souci

Le béton se prête évidemment à l’édification forcenée de grandes quantités de logements de piètre qualité par des entrepreneurs peu scrupuleux. Mais il se trouve également employé massivement par les «auto-constructeurs» des bidonvilles, qui abandonnent alors des constructions traditionnelles, aux qualités éprouvées, pour des constructions rapides dont la sécurité n’est certainement pas le premier souci.

Bien sûr : des constructions en béton peuvent être très solides. A condition de les contrôler. Mais en de nombreux endroits, les contrôles ne sont pas vraiment effectués, et leur obligation légale produit plutôt un effet négatif supplémentaire du béton : un gros marché de corruption, de complaisances, de complicité, de clientélisme et de carrières politiques. En Italie, la droite a gagné plusieurs fois des élections avec la promesse d’une légalisation après coup des bâtiments érigés sans permis, ou simplement en faisant comprendre qu’elle tolérait silencieusement la poursuite de ces constructions réalisées par toutes les classes sociales.

Bien sûr : des constructions en béton peuvent être très solides. A condition de les contrôler. Mais en de nombreux endroits, les contrôles ne sont pas vraiment effectués, et leur obligation légale produit plutôt un effet négatif supplémentaire du béton : un gros marché de corruption, de complaisances, de complicité, de clientélisme et de carrières politiques. En Italie, la droite a gagné plusieurs fois des élections avec la promesse d’une légalisation après coup des bâtiments érigés sans permis, ou simplement en faisant comprendre qu’elle tolérait silencieusement la poursuite de ces constructions réalisées par toutes les classes sociales.

Par Anselm Jappe dans Libération du 10 mars 2023.

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