Turquie : à un an des élections, le sort des réfugiés syriens déjà au cœur de la campagne – France 24/Marc DAOU

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« À l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés le 20 juin, France 24 se penche sur le cas des Syriens qui ont trouvé refuge en Turquie, où leur nombre dépasse les 3 760 000. Malgré un accueil jugé inclusif et favorable par le HCR, ils ne semblent plus vraiment les bienvenus dans le pays. Parfois instrumentalisé par le pouvoir, leur sort est au cœur des débats politiques et des inquiétudes de la société turque » dit Marc DAOU dans France 24 du 20 juin 2022.

Onze ans après le début du conflit en Syrie, la Turquie voisine est toujours aujourd’hui le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés syriens, devant le Liban et la Jordanie, selon le dernier rapport annuel du Haut-commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) publié le 16 juin, en prévision de la Journée mondiale des réfugiés.

Mais, dans les discours officiels comme au sein de la société turque, il semble qu’ils ne sont plus vraiment en odeur de sainteté dans le pays.

Alors qu’ils étaient 200 000 en mars 2013, ils sont aujourd’hui, d’après les derniers chiffres communiqués par les services migratoires turcs, plus de 3 760 000 ressortissants syriens présents en Turquie. Même si ce chiffre ne compte que ceux qui sont inscrits, il représente déjà plus que la moitié des 6,8 millions de réfugiés syriens accueillis dans 129 pays et enregistrés auprès du HCR.

Après avoir cherché à jouer les médiateurs au début du conflit en Syrie, en mars 2011, Ankara a rapidement tourné le dos au régime de Damas, son ancien allié, et ouvert en grand les portes du pays aux Syriens fuyant les affres de la guerre.

Qualifiés de « frères » par un Recep Tayyip Erdogan se rêvant comme le leader de l’islam sunnite et fustigeant les Occidentaux de ne pas accueillir plus de réfugiés, ils ont été accueillis, au départ, à bras ouverts dans plusieurs régions du pays.

Une politique « inclusive et favorable »

Sur place, les réfugiés syriens, dont seulement 1,5 % vivent dans des camps, sont considérés comme des « invités » par le pouvoir turc. Ils bénéficient d’un statut de « protection temporaire » qui leur garantit un accès gratuit aux différents services sociaux (santé, éducation).

Depuis 2016, une nouvelle réglementation leur donne le droit de travailler, mais seulement 200 000 permis ont été émis par les autorités pour des réfugiés syriens alors que près d’un million d’entre eux travaillent dans le secteur informel, selon le HCR.

« La politique qui est menée par la Turquie en faveur des réfugiés syriens depuis 11 ans est jusqu’à présent inclusive et favorable compte tenu du nombre important de réfugiés accueillis par ce pays, explique à France 24 Philippe Leclerc, représentant du HCR en Turquie. Des efforts importants sont faits dans le cadre de la protection temporaire, pour leur garantir un accès à l’éducation à différents âges et une excellente couverture médicale gratuite, au point qu’elle suscite des critiques d’une partie des Turcs qui estiment que les Syriens sont gâtés lorsqu’ils comparent leur situation à la leur dans le contexte économique actuel. »

La présence des réfugiés syriens est devenue un sujet sensible et source de débat dans un pays frappé par une grave crise économique et une inflation galopante, et qui ne s’attendait pas à ce que les réfugiés restent aussi longtemps.

« Recep Tayyip Erdogan a joué dès le départ la carte de la solidarité sunnite et de la bienveillance humanitaire avec les réfugiés syriens en les qualifiant d »invités’ et leur assurant un accueil qu’il voulait – en se présentant comme un modèle en la matière – meilleur que celui proposé par les autres pays de la région, souligne David Rigoulet-Roze, spécialiste du Moyen-Orient, chercheur associé à l’Institut de recherches internationales et stratégiques (Iris) et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques. Le président turc est même allé, début juillet 2016, dans un élan proactif dont il est coutumier et au plus fort des tensions avec Damas, jusqu’à émettre l’idée de naturaliser un certain nombre d’entre eux.

Mais au fil des années de guerre, il s’est retrouvé à devoir gérer un afflux massif de réfugiés sur son territoire, rappelle David Rigoulet-Roze. « Un afflux et une présence qui ont fini par irriter de plus en plus l’opinion publique turque qui les perçoit de plus en plus comme un fardeau, d’un point de vue démographique mais aussi économique. »

« Un sentiment antiréfugié et antisyrien« 

Dans un sondage publié en avril par le quotidien Hürriyet, c’est la « haine » qui est arrivée en tête, citée par 21 % des sondés interrogés sur le sentiment que leur inspiraient les réfugiés syriens. Une « haine » notamment inspirée par des considérations économiques, puisque 29 % d’entre eux les accusaient d’être responsables de la baisse de leurs salaires et de la réduction de leurs perspectives d’emploi.

Des accusations qui inquiètent le HCR. « La société turque est traversée par toutes sortes de débat négatifs qui peuvent contribuer à développer un sentiment antiréfugié et antisyrien auquel ils sont confrontés dans certaines régions ou certains quartiers, en particulier d’Istanbul », déplore Philippe Leclerc.

Ce dernier évoque une situation de plus en plus compliquée et tendue en raison de l’approche des élections présidentielle et législatives prévues en juin prochain.

« Il y a un certain nombre de partis politiques qui mettent au centre de la campagne électorale, avec bien sûr la situation économique, la question de la présence d’un grand nombre de réfugiés et d’étrangers dans le pays, ajoute-t-il. Il y a aussi, sur les réseaux sociaux, un durcissement des propos, parfois émanant de personnalités politiques et médiatiques turques très suivies, visant les réfugiés et leur prétendue situation privilégiée. »

« C’est un phénomène qui se développe de plus en plus et qui nous inquiète, parce que ce type de propos, dont l’objectivité peut être contestée, comme par exemple que ‘les Syriens voleraient le travail des Turcs’, trouve malheureusement et très largement un écho au sein de la société turque et se répercute sur la vie quotidienne des réfugiés, précise Philippe Leclerc. Cette tendance a des répercussions, par ricochet, sur les réfugiés syriens puisque le gouvernement a souvent une attitude beaucoup plus ferme vis-à-vis des étrangers. »

Les discours politiques antisyriens de l’opposition, notamment du Parti républicain du peuple (CHP), ou encore du Parti de la victoire (Zafer Partisi), qui réclament incessamment le renvoi de force des réfugiés en Syrie et accusent de laxisme Recep Tayyip Erdogan, contribuent à nourrir le ressentiment d’une partie de la population turque.

Début mai, le CHP a assuré que s’il arrivait au pouvoir lors des prochaines élections, tous les Syriens devraient quitter la Turquie « dans les deux ans ».

Il n’est pas rare que cette hostilité grandissante se traduise par des débordements et des violences dans la rue. En août dernier, une centaine de Turcs ont attaqué des logements et des magasins appartenant à des Syriens dans l’est d’Ankara, après la mort d’un adolescent turc, poignardé dans une bagarre opposant des membres des deux communautés dans un parc de la ville.

« Un retour de bâton » pour Erdogan

« La question des réfugiés s’est en quelque sorte transformée en problème de politique intérieure au détriment du président turc, puisque même sa base électorale est insatisfaite par la gestion de ce dossier, poursuit David Rigoulet-Roze. Ce n’est pas de bon augure pour Recep Tayyip Erdogan dans la perspective de la présidentielle de juin 2023, qui s’annonce beaucoup moins favorable au chef d’État turc que les scrutins précédents. » Et il le sait pertinemment.

Une enquête publiée en août 2021 par l’institut turc MetroPoll indiquait que près de 82 % des sondés estimaient que les « demandeurs d’asile doivent rentrer dans leur pays ». Encore plus ennuyeux pour Recep Tayyip Erdogan, ce chiffre grimpe à près de 85 % parmi les électeurs qui ont voté pour son parti, l’AKP, lors des dernières élections législatives de 2018.

« Le président turc subit en quelque sorte un retour de bâton, lui qui a toujours instrumentalisé la question des réfugiés en fonction des circonstances et de ses intérêts politiques personnels, comme lorsqu’il avait pratiqué sans état d’âme une forme de chantage migratoire avec l’Union européenne, qu’il avait menacée de noyer sous un flot de réfugiés », explique David Rigoulet-Roze.

En 2016, Recep Tayyip Erdogan a obtenu de l’Union européenne six milliards d’euros pour empêcher les migrants d’arriver à ses portes.

« Recep Tayyip Erdogan est conscient que l’accueil des Syriens est nettement moins porteur en termes de popularité – c’est un euphémisme –, développe David Rigoulet-Roze. C’est pourquoi il n’est plus question de les naturaliser comme en 2016, mais bien au contraire d’essayer de renvoyer dans un premier temps environ un million d’entre eux de l’autre côté de la frontière turco-syrienne. »

Début mai, Recep Tayyip Erdogan a annoncé préparer « le retour d’un million » de Syriens chez eux, sur la base du volontariat. Il souhaite poursuivre le financement, avec l’appui de l’aide internationale, de logements et d’infrastructures dans le nord-ouest de la Syrie, qui échappe au contrôle de Damas et où Ankara déploie ses troupes auprès de milices proturques.

« Le président turc menace d’ailleurs depuis quelques semaines de mener une nouvelle offensive contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie, qui serait la quatrième en six ans, avec toujours l’idée de chercher à relocaliser une partie de ces réfugiés – sans forcément leur demander leur avis d’ailleurs – de l’autre côté de la frontière, décrypte David Rigoulet-Roze. Et ce, afin de satisfaire à peu de frais son opinion publique en soulageant démographiquement la Turquie, tout en ‘arabisant’, par un calcul cynique, cette région largement kurde, ce qui reviendrait à affaiblir les derniers fiefs kurdes échappant encore à son glacis frontalier. »

Des réfugiés qui voient leur avenir en Turquie

Encore faut-il demander aux réfugiés ce qu’ils pensent d’un éventuel retour en Syrie, dans des régions dont ils ne sont pas forcément originaires, alors que selon le ministère turc de l’Intérieur, environ 500 000 Syriens sont retournés dans les « zones de sécurité » créées par Ankara depuis 2016.

« Ce qui nous rassure au HCR, c’est que le président turc a déclaré à plusieurs reprises que sous son autorité, aucun réfugié syrien ne serait renvoyé contre sa volonté en Syrie, rappelle Philippe Leclerc. Il y a une position très claire de sa part sur ce point, qui n’est pas très populaire et qui provoque beaucoup de critiques, même si on l’entend aussi dire dans des discours, en réponse aux critiques de l’opposition, qu’il veut créer des conditions propices au retour d’un million de réfugiés, y compris dans les zones où la Turquie est engagée. »

Le 9 mai, dénonçant les discours de ses opposants réclamant le renvoi des Syriens dans leur pays, Recep Tayyip Erdogan a cherché à rassurer les réfugiés sur ses intentions. « Ils peuvent évidemment rentrer dans leur patrie s’ils le souhaitent, mais nous ne les expulserons jamais de nos terres », a-t-il déclaré devant une assemblée d’entrepreneurs à Istanbul.

« Nos portes leur sont ouvertes, nous continuerons à les accueillir chez nous. Nous ne les jetterons pas dans les bras des assassins », a-t-il également lancé, visant implicitement le régime du président Bachar al-Assad.

« En général, ce sont les réfugiés qui savent le mieux s’ils peuvent rentrer chez eux en toute sécurité ou non, indique Philippe Leclerc. La situation sécuritaire, politique, économique et sociale en Syrie n’est clairement pas propice à un retour dans des conditions de sécurité, de dignité et de durabilité, ce n’est donc pas un pays où le HCR peut faire la promotion du retour volontaire de réfugiés, et c’est ce que pensent de plus en plus les Syriens qui vivent en Turquie. »

Selon lui, les études et les sondages menés de manière régulière montrent que le nombre de Syriens qui disent envisager le retour, même dans un futur lointain, diminue.

« Et ce, en particulier en Turquie où plus de 75 % des personnes interrogées pensent ne jamais revenir dans leur pays, conclut Philippe Leclerc. Les conditions d’intégration, même s’il s’agit d’un mot qui n’est pas employé en Turquie, sont avérées, et beaucoup de familles pensent, après onze ans de présence, que leur avenir est en Turquie. »

France 24, 20 juin 2022, Marc DAOU, Photo/Marie Tihon/Hans Lucas Agency

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