Turquie : le travail des archéologues remis en question – L’Actualité

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 » Des graines vieilles de milliers d’années sont au cœur d’un conflit entre le gouvernement turc et un institut archéologique britannique. Quels droits les archéologues occidentaux ont-ils sur les découvertes faites dans un pays étranger ?  » dit Joshua Hammer dans L’Actualité.

Par une matinée étouffante de septembre 2020, des représentants du gouvernement turc se présentent sans prévenir à l’Institut britannique d’Ankara, qui occupe deux des cinq étages d’un immeuble de bureaux, au bas de la colline du quartier des ambassades. Depuis sept décennies, l’Institut supervise certains des travaux archéologiques les plus importants en Turquie, y compris la découverte de l’une des premières protovilles du monde : Çatal Höyük, un établissement néolithique vieux de 9 000 ans, situé dans une plaine d’Anatolie, au centre de la Turquie. Les archéologues ont documenté la transition de la chasse et de la cueillette à l’agriculture, une avancée que Logan Kistler, généticien des plantes anciennes à la Smithsonian Institution, qualifie de « processus le plus important de l’histoire de l’humanité ».

Malgré de longues années de coopération cordiale entre les chercheurs et l’État turc, l’Institut est attaqué ces derniers temps par le régime autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan. La menace est apparue en 2019, quand l’État a soudainement décrété que toutes les graines et plantes collectées par des organisations étrangères étaient la propriété de la Turquie. Pour l’Institut britannique, cette loi venait mettre en péril la collection unique de grains anciens recueillis il y a des décennies sur des sites d’Anatolie. Ces matières organiques carbonisées intéressent particulièrement les chercheurs en paléobotanique, qui affluent à l’Institut pour les comparer aux souches modernes et ainsi mieux comprendre les premières variétés de blé, de seigle et d’autres céréales domestiquées.

Mais voilà qu’Ibrahim Saraçoglu, personnalité de la télévision turque et chimiste formé en Autriche — qui a gagné une multitude d’admirateurs en vantant les mérites du brocoli pour soigner la prostatite, parmi divers traitements douteux —, affirme que non seulement les semences anciennes sont essentielles à l’histoire de la nation, mais qu’elles recèlent aussi un énorme potentiel médicinal et agricole.

Ibrahim Saraçoglu est le conseiller principal du Projet des semences ancestrales de Turquie, une initiative de la première dame Emine Erdogan, laquelle promet de révolutionner l’agriculture en faisant revivre les semences de la « géographie la plus ancienne du monde », selon ses propres mots. Tous deux soutiennent que les cultures de leurs ancêtres néolithiques disparues depuis des lustres contiennent une feuille de route pour créer une nouvelle génération de superaliments : des céréales nutritives et résistantes aux maladies et à la sécheresse, qui pourraient réduire la famine et aider les gens à vivre plus longtemps et en meilleure santé. « Faites revivre les graines ancestrales qui sont sur le point d’être perdues », a récemment exhorté la première dame.

La collection de semences anciennes et modernes de l’Institut britannique d’Ankara, avant la saisie par les autorités turques ; et son instigateur, l’archéobotaniste Gordon Hillman, en 1971, près du site archéologique de Can Hasan. (Semences : Institut britannique d’Ankara ; Gordon Hillman : Stephen Mitchell / Institut britannique d’Ankara)

Ibrahim Saraçoglu est de ceux qui, ce matin-là de septembre, font irruption dans les bureaux de l’Institut, où deux douzaines de Turcs et de Britanniques passent leurs journées à superviser des fouilles archéologiques, ainsi que des programmes culturels célébrant le passé antique de la Turquie — notamment un sentier de randonnée qui traverse les monts Taurus, en Anatolie. Les représentants du gouvernement informent la directrice Lutgarde Vandeput, une archéologue effacée d’origine belge, qu’ils viennent prendre possession de la collection de graines Hillman — du nom de l’Anglais qui l’a constituée en Turquie à partir de 1969. Lutgarde Vandeput s’y oppose. En vertu d’un accord de longue date avec le ministère turc de la Culture et du Tourisme, souligne-t-elle, l’Institut britannique est le gardien de la collection. Ils pourraient peut-être se mettre d’accord pour la partager. Que diraient-ils d’un tiers ? De la moitié ? Les Turcs quittent l’endroit sans qu’une entente ait été conclue. 

Trois jours plus tard, ils sont de retour. Cette fois, sous le regard consterné de la directrice Vandeput, ils repartent avec 108 boîtes de spécimens archéologiques et quatre armoires contenant la collection de graines modernes.

L’opération secoue le monde de l’archéologie. Certains scientifiques occidentaux et leurs alliés la qualifient de démonstration de force destinée à alimenter la popularité d’Erdogan — tout comme le décret présidentiel de juillet 2020 qui a fait de Sainte-Sophie, ex-cathédrale byzantine d’Istanbul convertie en musée, une mosquée. De nombreux Turcs applaudissent effectivement la saisie, la saluant comme une victoire dans la bataille pour les droits de propriété sur le patrimoine d’un pays. « Nous l’avons reprise aux Anglais ! », titre le journal Haber. « Les semences et les plantes sont la propriété de l’État et sont aussi importantes qu’un sarcophage ou une inscription », écrit le quotidien Onedio. La presse turque, étroitement contrôlée, s’empresse d’interviewer Ibrahim Saraçoglu, qui attise le ressentiment à l’égard des Britanniques en les accusant de piller le patrimoine turc. « L’Autriche est-elle autorisée à collecter des plantes en Suisse ou en Allemagne ? La Grande-Bretagne devrait savoir qu’elle ne peut pas collecter toutes les plantes. Les Britanniques n’ont pas notre permission. »

Ibrahim Saraçoglu ridiculise les tentatives de compromis de l’Institut britannique. « Ils disent : “Partageons un tiers.” Mais nous ne divisons pas ! lance-t-il lors d’une entrevue télévisée. C’est la propriété de la grande nation turque. Ce sont des graines d’une valeur inestimable. Ils pensent quoi, qu’on a le mot “stupide” écrit sur le front ? »

La descente à l’Institut marque un tournant majeur dans la relation d’amour-haine qu’entretiennent l’État turc et les archéologues britanniques depuis les années 1950, mettant notamment en cause un Anglais nommé James Mellaart qui a fait connaître le pays sur la scène archéologique mondiale.

Diplômé en égyptologie du University College de Londres, James Mellaart rêve de découvrir une cité antique qui le rendra aussi célèbre que Heinrich Schliemann, l’homme d’affaires et archéologue allemand qui a mis au jour Troie dans les années 1870. Son intuition étant que la civilisation a commencé non seulement au Levant et dans le Croissant fertile, mais aussi en Anatolie, James Mellaart cible en novembre 1958 un énorme monticule dans la plaine de Konya. Il révèle rapidement 150 pièces et bâtiments, dont beaucoup sont ornés de peintures murales, de reliefs et de sculptures. Étalé sur 32,5 acres (13 hectares), Çatal Höyük a compté à son apogée environ 8 000 habitants. C’est l’un des plus anciens établissements humains jamais découverts, qui va permettre de lever un voile sur la religion et l’art de l’âge du bronze, ainsi que sur la transition d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire. 

« C’était énorme, et ça a fait que la Turquie s’est retrouvée dotée d’un passé remontant à plus loin encore que ce que l’on croyait », dit Stephen Mitchell, président du conseil d’administration de l’Institut britannique d’Ankara — institut qui a parrainé les fouilles de Mellaart.

Mais James Mellaart va tomber de son piédestal.

En 1958, alors que la découverte de Çatal Höyük fait les manchettes, l’archéologue annonce une trouvaille tout aussi spectaculaire. Durant un voyage en train entre Istanbul et Izmir, il a remarqué le bracelet en or que portait la jeune femme assise en face de lui. Selon James Mellaart, elle l’a invité à revenir la voir chez elle à Izmir, où elle l’a autorisé à dessiner — mais pas à photographier — une multitude de trésors, notamment des haches d’apparat, des figurines en marbre et des parures en or. Elle lui a affirmé, raconte-t-il, que les objets avaient été pillés dans les tombes d’un « peuple de la mer » disparu depuis longtemps, près du village de Dorak, au sud de la mer de Marmara.

L’article relatant cette découverte, publié dans le magazine Illustrated News of London et accompagné des dessins de l’archéologue, fait sensation. Cependant, il n’est pas soutenu par des photos. James Mellaart va clamer toute sa vie son honnêteté, mais de nombreux collègues sont convaincus que, en quête d’attention, il a complètement inventé ce récit. La presse turque l’accuse d’avoir pillé le patrimoine du pays et d’avoir importé en contrebande les objets précieux en Angleterre, pour une somme qui, selon elle, se chiffrerait à plusieurs dizaines de millions de dollars. L’archéologue est interdit de travail en Turquie par le gouvernement, qui en 1964 ferme le site de Çatal Höyük — lequel restera inaccessible pendant une trentaine d’années. 

La réputation de l’Institut britannique est sérieusement entachée. Selon Stephen Mitchell, James Mellaart était « un archéologue fantastiquement chanceux », mais il était aussi « un fantaisiste. Il inventait des choses. » Bien que ce scandale date de plusieurs décennies, encore aujourd’hui, « ça fait partie de la réalité si vous travaillez en Turquie », ajoute le président du conseil d’administration.

Malgré la disgrâce de James Mellaart, ses découvertes ont fait exploser l’intérêt archéologique dans la région, et donné un coup de fouet à la science émergente de la paléobotanique. Cette discipline a pris de l’importance à mesure que l’archéologie est devenue plus holistique, qu’elle n’analysait pas seulement les artéfacts, mais englobait un éventail plus large de l’expérience humaine ancienne, y compris le régime alimentaire, la domestication des animaux, l’utilisation de plantes médicinales, la construction de feux, etc. Les paléobotanistes ont enrichi la compréhension de la société gréco-romaine en révélant que les anciens marins napolitains apportaient à bord de leurs galères des fruits secs, des noix et des châtaignes, appréciés pour leur caractère non périssable et leur haute teneur énergétique. Des recherches sur l’ADN de noyaux de pêche vieux de 2,5 millions d’années trouvés en Chine indiquent que ce fruit était l’un des préférés des premiers hominidés asiatiques et qu’il a évolué par sélection naturelle avant d’être domestiqué.

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La collection Hillman, elle, prend son origine en 1969. Gordon Hillman, fils d’un marchand de graines du Sussex, en Angleterre, qui a étudié la botanique agricole à l’Université de Reading et l’archéobotanique à Mayence, en Allemagne, se rend en Turquie sous l’égide de l’Institut. Il se joint à une équipe de fouilles à Asvan, un village sur le point d’être englouti par un barrage hydroélectrique. Gordon Hillman passe au crible d’anciens foyers, utilisant l’eau de la rivière pour séparer les graines carbonisées des sédiments archéologiques. 

Il côtoie également pendant des mois des agriculteurs locaux, observant leurs techniques ancestrales de plantation et de récolte. Gordon Hillman élabore de nouvelles théories sur la façon dont l’homme du néolithique s’est nourri de blé, d’orge et d’autres céréales sauvages et a finalement appris à les cultiver. Les grains ont changé au fil du temps, car ils se sont adaptés aux utilisations et aux environnements auxquels les humains les ont soumis — développant des cosses plus résistantes, par exemple, pour les rendre aptes au battage. « Hillman a consacré sa vie à ce domaine, et une grande partie de son travail a résisté à l’épreuve du temps », dit Ian Hodder, qui, dans les années 1990, a succédé à James Mellaart comme archéologue en chef à Çatal Höyük.

Gordon Hillman est surtout connu pour sa collection de semences, qui a permis à deux générations de chercheurs de mieux comprendre l’agriculture ancienne. De 1969 à 1975, il recueille en effet des grains carbonisés sur les sites néolithiques d’Asvan et de Can Hasan, ainsi que des semences modernes, sauvages ou cultivées, à la campagne et dans les villages aux alentours. Il prélève des échantillons dans des environnements fragiles qui n’existent plus aujourd’hui, par exemple de l’amidonnier et de l’engrain (aussi appelé « petit épeautre ») dans une région de lacs, de marais et de prairies du sud-est de la plaine de Konya, asséchés et disparus depuis. La grande variété de graines qu’il recueille va permettre de dresser un tableau presque complet des régimes alimentaires anciens en Anatolie. Elles contiennent également, du moins dans l’esprit de certains scientifiques turcs, la promesse d’une révolution alimentaire.

En quittant l’Institut, les Turcs transportent la collection de Hillman dans les chambres fortes de deux musées d’Ankara, où, en principe, elle sera bientôt remise au Projet des semences ancestrales. Aucun spécialiste contacté dans le cadre de ce reportage ne sait ce qu’il adviendra des spécimens. Les discours d’Emine Erdogan et d’Ibrahim Saraçoglu laissent croire que les scientifiques vont tenter de régénérer les graines anciennes afin d’en extraire des informations, bien qu’elles aient été brûlées il y a des milliers d’années. L’idée est que les céréales anciennes, contenant peut-être moins de gluten et d’autres protéines difficiles à digérer, pourraient être plus saines que les grains modernes. En outre, les responsables turcs pensent que les graines anciennes pourraient abriter les gènes de caractéristiques perdues au profit de l’agroalimentaire moderne, de ses monocultures et de ses cultures clonées.

L’agronomie, en favorisant certaines caractéristiques, produit certes des rendements plus élevés, mais elle rend aussi les cultures plus vulnérables aux maladies. Dans les années 1840, des Européens ont rapporté quelques variétés de pommes de terre des Amériques et ont basé une grande partie de leur économie alimentaire sur ces tubercules. Puis un parasite de type champignon est apparu et a commencé à pourrir les racines. Toutes les récoltes ont été détruites, ce qui a mené l’Irlande à la famine. Récemment, un champignon mortel, qui décime les plantations de bananes en Asie du Sud-Est depuis 30 ans, a migré vers l’Amérique latine — le cœur du marché d’exportation de la banane. Une souche du fruit, connue sous le nom de banane Cavendish, qui peut être transportée sur de longues distances et rester verte, représente les deux tiers des exportations mondiales, mais elle s’est avérée sans défense contre la pourriture. Et les agriculteurs ont créé des plants de blé plus courts, avec plus de grains et moins de paillettes, afin qu’ils puissent être facilement battus par une machine, mais cela a considérablement réduit les variétés de blé et a rendu l’aliment de base vulnérable.

Les scientifiques ont de sérieux doutes quant aux espoirs des Turcs de faire revivre les semences de l’ère néolithique. « Les semences anciennes sont ratatinées et carbonisées ; elles ne vont pas produire de pousses vertes, dit Stephen Mitchell, de l’Institut britannique d’Ankara. On n’est pas dans un film de Steven Spielberg. »

Cela ne veut pas dire que faire revivre des graines anciennes est un rêve impossible. Ces dernières années, des phytogénéticiens ont parcouru le monde, ramenant dans leurs laboratoires du maïs vieux de 5 000 ans d’une grotte du Mexique, du sorgho ancien de Nubie, dans le sud de l’Égypte, et du riz de l’âge du bronze de la province occidentale du Xinjiang, en Chine. Contrairement aux morceaux noirs et sans vie de la collection Hillman, ces souches — sauvées de la décomposition par des conditions de dessiccation — portent souvent des génomes intacts et ont de bonnes chances de revivre. 

Certains scientifiques pensent qu’il existe peut-être des moyens d’extraire de l’ADN utilisable de la matière carbonisée dans laquelle les germoplasmes sont morts il y a longtemps.

Il y a 13 ans, des scientifiques israéliens ont réussi à faire pousser un palmier dattier de Judée (Phoenix dactylifera) — l’un des premiers arbres fruitiers cultivés, dont le fruit est vanté par les anciens pour son goût sucré et ses propriétés médicinales — issu d’une graine vieille de 1 900 ans, provenant du grand palais d’Hérode, qui surplombe la mer Morte. Le plasma germinatif (ou germoplasme) — le tissu vivant qui peut engendrer une nouvelle vie — de la graine de palmier a survécu à deux millénaires dans le désert du Néguev et a été réanimé après avoir été traité dans une solution riche en engrais et en hormones. La graine a donné naissance à un palmier dattier mâle, connu sous le nom d’« arbre de Mathusalem », qui a produit du pollen et atteint aujourd’hui une hauteur de plus de trois mètres.

Certains scientifiques pensent qu’il existe peut-être des moyens d’extraire de l’ADN utilisable de la matière carbonisée dans laquelle les germoplasmes sont morts il y a longtemps. En ayant recours au séquençage génomique et à des outils d’édition de gènes comme CRISPR (une technologie employée pour concevoir des vaccins contre la COVID-19), les chercheurs ont commencé à insérer des fragments d’information génétique dans les graines pour inventer de nouveaux types d’aliments. 

Les scientifiques ont récemment utilisé la thérapie génique pour créer une version cultivée de la cerise de terre (Physalis pruinosa), une savoureuse baie jaune qui pousse à l’état sauvage. Les cerises sauvages tombent au sol et dispersent leurs graines afin d’assurer la survie de leur espèce. En se servant de CRISPR, les scientifiques ont introduit des gènes de la tomate — un parent de la cerise de terre — pour créer des plantes plus compactes et des fruits plus gros, qui pendent sur les vignes plutôt que de tomber au sol lorsqu’ils mûrissent, ce qui les rend faciles à récolter. Reproduire le processus en utilisant des fragments de gènes extraits de morceaux carbonisés sera plus difficile, mais peut-être pas impossible. « Nous pouvons séquencer le gène, tout comme nous pouvons séquencer un mammouth laineux, mais cela ne signifie pas que nous pouvons refaire l’ancien maïs », dit Logan Kistler, généticien des plantes anciennes à la Smithsonian Institution.

La collection de Hillman contenait également des graines vivantes et récentes, potentiellement utiles aux généticiens turcs. La plupart étaient des variétés locales, des cultures traditionnelles cultivées de manière isolée au cours des siècles, collectées auprès d’agriculteurs de l’Anatolie. « La sauvegarde des lignées de variétés locales existantes est un élément incroyablement important du maintien de la biodiversité », explique Logan Kistler.

La perspective d’élaborer de nouveaux types de plantes enthousiasme Ibrahim Saraçoglu, du Projet des semences ancestrales. « Si votre graine ancestrale est la tomate de Çanakkale, alors vous pouvez la croiser avec une tomate de Kilis et créer une toute nouvelle variété, a-t-il dit lors d’une récente entrevue. Si vous avez de la chance, elle sera peut-être de très haute qualité. Dans le futur, le monde va être gagné par la faim, c’est inévitable. » Concevoir des variétés inédites de cultures, a-t-il ajouté, « est un tel bonus que vous ne pouvez pas mesurer sa valeur en dollars ».

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Àl’Institut britannique d’Ankara, le personnel, encore sous le choc, continue à gérer les retombées de la saisie du gouvernement. Bien sûr, certains Turcs se sont précipités à la défense de l’Institut.

À Istanbul, Aylin Öney Tan, journaliste et spécialiste des plantes, a été outrée par les tactiques agressives et le ton belliqueux d’Ibrahim Saraçoglu et de son équipe. « La façon dont cela a été fait était grossière. Ils auraient pu y aller plus doucement, être plus diplomates. » De nombreux universitaires et scientifiques turcs « ont été scandalisés », précise-t-elle.

Deux séries d’attaques médiatiques à la fin 2020, apparemment orchestrées par Ibrahim Saraçoglu, ont mis les chercheurs sur les nerfs, leur faisant craindre que le gouvernement ne ferme l’établissement. Le journal Haber a longuement cité les diatribes de Saraçoglu : « Au début, ils ne voulaient pas nous les donner [les graines], mais nous avons dit : “Écoutez, vous enfreignez la loi”, et nous avons fini par les obtenir. » Selon la directrice de l’Institut, Lutgarde Vandeput, la situation « est imprévisible et difficile à vivre ».

Pour le président du conseil, Stephen Mitchell, qui suit l’épisode depuis Berlin, ce n’était qu’une question de temps avant que la Turquie ne manifeste son pouvoir. « Lorsque je suis allé en Turquie pour la première fois, c’était un petit point dans le monde. Maintenant, c’est une puissance mondiale de taille moyenne, avec toutes les conséquences que cela implique, dit-il. Nos relations ont changé. »

De la même manière, la Turquie réagit à la tendance historique des autorités archéologiques britanniques et américaines à « traiter le Moyen-Orient comme un terrain de jeu pour découvrir nos origines », soutient Ian Hodder, archéologue en chef à Çatal Höyük. « Et je me sens coupable de ça. Je pense que c’est un point négatif », poursuit-il. Il décrit l’attitude de l’Occident comme « une forme d’orientalisme », utilisant un terme popularisé par le défunt universitaire arabo-américain Edward Said, qui évoque le paternalisme et l’exploitation.

La confiscation était-elle donc justifiée ? Il est vrai que la saisie, effectuée sans réel avertissement, était maladroite et brutale, mais elle reflète également la pression croissante dans le monde pour la récupération du patrimoine culturel. L’action de la Turquie n’est pas si différente des efforts déployés par le Pérou, l’Égypte et d’autres pays pour récupérer des objets culturels saisis par des archéologues et des aventuriers européens et américains aux XIXe et XXe siècles. Elle ne fait que transposer ce conflit dans une nouvelle arène et lui donner une tournure du XXIe siècle.

Il y a aussi la question de la valeur scientifique de cette banque de graines. Ibrahim Saraçoglu traîne une réputation de charlatan médical, et son espoir de redonner vie à de la matière morte semble frôler la pseudo-science à la docteur Frankenstein. La descente à l’Institut et ses déclarations qui ont suivi sentaient la rancune et la surenchère politique. Mais les objectifs que lui et la première dame de Turquie ont épousés — créer des aliments plus nutritifs et éliminer la faim — sont louables. Et il se pourrait bien qu’un effort vigoureux pour exploiter la collection britannique puisse y contribuer. À ce jour, cependant, aucun signe n’indique que les Turcs prévoient construire un laboratoire pour régénérer les graines, et les commentaires d’Ibrahim Saraçoglu ressemblent plus à de la jubilation qu’à du sérieux scientifique.

Pour l’instant, selon la directrice Lutgarde Vandeput, la seule stratégie possible est de se tenir tranquille et d’espérer survivre au barrage d’attention négative. Aujourd’hui, l’atmosphère « est encore plus fragile que dans un magasin de porcelaine, dit-elle. Notre sentiment de sécurité a complètement disparu. »

(La version originale de cet article est parue danle Smithsonian Magazine.)

L’Actualité, 3 novembre 2021, Joshua Hammer

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