Un an après les séismes en Turquie, les promesses du président Erdogan se heurtent aux faits / FRANCE 24

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Alors que la Turquie commémore jusqu’à mardi le séisme du 6 février 2023, qui a fait officiellement plus de 53 000 morts dans le sud-est du pays, les engagements du président Recep Tayyip Erdogan en faveur d’une reconstruction accélérée des onze provinces touchées peinent à se concrétiser.

Le 6 février 2024, France 24

C’est un traumatisme encore vivace pour des millions de Turcs. Un an après le séisme qui a ravagé le sud-est du pays et fait plus de 53 000 morts, de nombreux sinistrés sont toujours sous le choc de ce tremblement de terre de magnitude 7,8 qualifié de « catastrophe du siècle » par le président Recep Tayyip Erdogan.

Cette nuit-là, 53 537 personnes, selon le dernier bilan des autorités, publié vendredi, ont été surprises dans leur sommeil et englouties en une poignée de secondes sous des amas de béton. Avec les 6 000 décès enregistrés dans la Syrie voisine, le bilan du désastre s’élève officiellement à près de 60 000 morts et plus de 100 000 blessés.

« Ça fait un an, mais ça ne nous quitte pas », confie à l’AFP Cagla Demirel, 31 ans, abritée dans l’une des villes-conteneurs installées à Antakya. L’ancienne Antioche, chef-lieu de la province d’Hatay, frontalière de la Syrie, est détruite à 90 %.

« La vie a perdu tout intérêt », ajoute-t-elle. « Je n’ai plus de famille à visiter, plus de porte à laquelle frapper, plus d’endroit agréable où vivre. Plus rien. »

En Turquie, on estime que 14 millions de personnes ont été affectées par le double séisme du 6 février, qui a frappé onze provinces parmi les plus pauvres du pays.

L’amertume des rescapés

« C’est une catastrophe dont on a pris conscience de l’immensité progressivement, en voyant la difficulté de faire redémarrer certaines activités économiques. D’une certaine manière, c’est une catastrophe qui n’est pas encore terminée », note Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul.

Au total, plus de 100 000 bâtiments se sont effondrés, 2,3 millions sont altérés et 700 000 personnes vivent dans des conteneurs ou des tentes, faute de logement. Un an après le séisme, les nouveaux bâtiments promis par le gouvernement tardent à sortir de terre et seuls les gravats ont été presque entièrement déblayés.  

Pourtant, au lendemain du tremblement de terre, le président Erdogan avait promis 650 000 nouveaux logements pour les sinistrés. Mais douze mois plus tard, seule la construction de la moitié d’entre eux a été lancée, dont 46 000 sont prêts à être livrés, selon le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation.

En déplacement le 3 février à Hatay, l’une des villes les plus touchées par le séisme, le chef de l’État a remis les clés des 7 000 premières habitations à des familles tirées au sort, bien loin des chiffres annoncées lors de la campagne.

Une situation qui alimente l’amertume d’une partie des rescapés déjà échaudés par la lenteur des secours dans les jours qui ont suivi la catastrophe. Pour signifier leur sentiment d’abandon, les survivants d’Antakya regroupés au sein d’une « Plateforme du 6 février » prévoient de se rassembler mardi à 4 h 17 du matin, heure du séisme, pour crier : « Est-ce que quelqu’un nous entend ? » et rejouer symboliquement leur désespoir la nuit du drame.

Des fonctionnaires épargnés

De son côté, le président Erdogan tente de répondre à l’impatience des populations sinistrées, promettant désormais de livrer « 15 000 à 20 000 logements par mois » et appelant ses concitoyens à « faire confiance à l’État et à [lui] faire confiance ».

Mais ce maigre bilan en matière de reconstruction n’est pas la seule cause de la colère des rescapés. Au lendemain du séisme, le rôle des promoteurs immobiliers, accusés d’avoir utilisé des matériaux de faible qualité dans une zone sismique avérée, a été au cœur du débat public.

Dans les semaines suivant le séisme, 260 d’entre eux ont été arrêtés, parfois alors qu’ils tentaient de fuir la Turquie. Mais les avocats des familles des victimes craignent que beaucoup échappent à la justice, une partie des preuves à charge ayant disparu sous les chenilles des bulldozers. 

« Pendant que tout le monde était concentré sur ses proches décédés, les preuves ont été retirées et les décombres dégagés », assure auprès de l’AFP l’avocat Ömer Gödeoglu, qui défend des familles ayant porté plainte contre Tevfik Tepebasi, l’un des principaux entrepreneurs de la cité Ebrar de Kahramanmaras, où près d’une vingtaine d’immeubles de huit étages se sont effondrés, tuant 1 400 personnes.

Devant le tribunal, le chef d’entreprise s’est dit innocent, affirmant même pour sa défense ne « rien connaître » aux règles de construction, et rejetant la faute sur ses équipes. Un argument qui a suscité un tollé dans la salle d’audience. Poursuivi dans plusieurs enquêtes liées aux séismes, il encourt jusqu’à 22 ans et demi de prison s’il est reconnu coupable d’avoir causé la mort ou des blessures par négligence.

Par ailleurs, sur les rares poursuites engagées ces douze derniers mois, aucune ne vise des fonctionnaires ou des hommes politiques corrompus qui ont délivré des permis de construire au mépris des règles d’urbanisme.  

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« Malgré cela, on ne peut pas dire que rien ne change », estime Jean Marcou. « Il y a eu une prise de conscience, notamment à travers des projets de sécurisation des bâtiments à Istanbul, mais la tâche est colossale et au-delà des mesures que l’on peut prendre. Il y a une culture du risque à assimiler » dans un pays assis sur deux failles majeures.

Un scrutin local à l’horizon

La responsabilité du président Erdogan dans la catastrophe avait elle-même été soulevée par ses détracteurs. Lors d’un meeting à Kahramanmaras en 2019, le chef de l’État turc s’était félicité d’une loi d’amnistie controversée adoptée l’année précédente, qui a régularisé près de six millions de logements construits illégalement à travers le pays. Une législation qui pourrait avoir contribué à faire grimper le nombre de victimes.

Réélu en mai 2023 pour un troisième mandat malgré les critiques contre l’AKP et la gestion de crise par les autorités, Recep Tayyp Erdogan peut-il payer politiquement les conséquences du séisme ? Des élections municipales sont prévues le 31 mars, moins d’un an après sa réélection à la tête de l’État et sa large victoire aux législatives.

« Il y a certes une colère, mais il est difficile de savoir comme elle va s’exprimer dans les urnes », souligne Jean Marcou. « Même si le contexte n’est pas très favorable à l’AKP [le Parti de la justice et du développement islamo-nationaliste, NDLR] avec la crise économique, l’opposition se lance divisée dans la bataille, contrairement au précédent scrutin ». En 2019, le parti présidentiel avait perdu la capitale Ankara et Istanbul, la plus grande ville du pays, dont Recep Tayyp Erdogan avait été maire dans les années 1990.

« Par ailleurs, la partie la plus centrale de la catastrophe s’est déroulée dans des zones très favorables au gouvernement. La province de Kahramanmaras a notamment voté à 70 % pour Erdogan lors de la présidentielle », ajoute l’expert. « Quand on regarde ces résultats, on ne peut pas dire que le tremblement de terre a eu beaucoup d’influence. Au-delà de la colère, il y a aussi une forme de fatalisme et une grande résilience de la part du peuple turc. »


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