Visite critique de l’expo Paris-Athènes au Musée du Louvre par Anthi Karra

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Paris-Athènes, Naissance d’un chassé croisé (1675-1919)

Anthi Karra*

Lors de la cérémonie d’inauguration de l’exposition du Louvre « Paris Athènes, Naissance de la Grèce Moderne 1675-1919 » le 28 septembre 2021, Emmanuel Macron a pris le soin de signaler en tout début de son allocution que 2021 était « tout à la fois celle du Bicentenaire des débuts de la Revolution grecque en Grèce et également le bicentenaire de l’entrée au Louvre de la Vénus de Milo, découverte un an auparavant »[1]. Le clin d’œil était d’ordre éminemment politique à la campagne qu’avaient lancée en 2017 les élus de la municipalité de Milos et qu’avait fortement appuyée, à l’époque, le Président de la République grecque Prokopis Pavlopoulos[2]. Cette campagne avait comme but la restitution de cette statue emblématique des antiquités grecques du Musée du Louvre, acquise en 1820 par les Français dans des conditions pour le moins troubles et suspectes[3]. Une belle introduction, donc, à cette exposition du Louvre caractérisée à juste titre par le journal Le Monde comme « tentaculaire[4] », partant dans tous les sens sans en approfondir aucun, et incitant le commun des mortels à chercher refuge dans les multiples lieux communs de ses propres références. Qu’il soit permis donc à la citoyenne grecque que je suis de puiser aux siennes.

Commençons par les dates. La première, 1675, se réfère à l’escale à Athènes du marquis de Nointel, ambassadeur de Louis XVI auprès de la Sublime Porte, lors d’une tournée de dix-sept mois dans les échelles du Levant pour faire enregistrer l’ensemble des nouvelles prérogatives qu’il avait négociées pour la France. De cette brève escale il nous reste aujourd’hui un précieux relevé détaillé des décors sculptés du Parthénon avant que l’édifice ne soit canonné en 1684 par l’amiral Francesco Morosini, ainsi qu’une vingtaine de marbres dont les célèbres « tables Nointel » du Musée du Louvre. La seconde, 1919, une année donc avant le traité de Sèvres, est l’année où la Grèce, se trouvant dans le camp des vainqueurs de la 1ère Guerre mondiale, croit que sonne l’heure de réaliser sa « Grande Idée » de résurrection de l’Empire byzantin grâce à la reconquête de Constantinople et à l’annexion des territoires de l’Asie Mineure peuplés par des Grecs.

Pourtant, l’affiche de l’exposition introduit subrepticement deux autres dates, 1897 et 1900. Tout en invitant le visiteur à se laisser emporter,  nonchalamment installé dans l’atmosphère idyllique de la terrasse d’une maison bourgeoise, avec l’Acropole comme unique paysage, une carafe de vin rosé frais à portée de sa main, soigneusement posée sur une petite table orientale. Il s’agit d’une affiche tirée du tableau Soirée athénienne, sans doute le plus rempli de charme de la peinture grecque moderne. Il a été peint en 1897 par Jacques Rizo, peintre athénien qui avait étudié, vécu et peint à Paris en suivant l’académisme de son maître Alexandre Cabanel, au moment où la touche libre et rapide des impressionnistes introduisait l’instant dans la peinture. L’instant, en cette année 1897, se voulait, selon ce peintre, inerte et immobile, d’un réalisme presque onirique, à peine agité par la gestuelle toute éloquence du bel officier grec. Fut-il terrassé par la défaite humiliante qu’avait infligée cette même année au petit État grec encore oriental, « l’Homme malade de l’Europe », l’Empire Ottoman, après une guerre expresse de Trente Jours ? Une guerre inscrite dans les mémoires et les manuels scolaires comme la « Guerre de mauvaise fortune », qui ne fut que le premier ravage de la devise patriotique de la « Grande Idée ». Si les origines de cette brillante idée se perdent dans les méandres des spéculations politiques bavaroises et des rêves préromantiques[5], il n’en demeure pas moins qu’elle a été pour la première fois évoquée devant l’Assemblée nationale grecque par Ioannis Colettis, le chef du « parti politique français », dans son discours du 14 janvier 1844[6].  En ce temps inaugurant les empires coloniaux, dont l’Exposition universelle de Paris faisait en 1900 « le bilan d’un siècle » et exposait devant les yeux de 50,8 millions de visiteurs le « parc des colonies », un vrai Disneyland avant l’heure[7]! Le pavillon de l’Etat grec avait bien entendu la forme d’une petite église byzantine! Quant au tableau Soirée athénienne de Jacques Rizo, il raflait une Médaille d’argent !

Il est vrai que le marquis de Nointel avait traversé en 1675 une Grèce qui n’était à l’époque qu’une « province endormie de l’Empire Ottoman », puisqu’elle attendait le baiser du siècle des lumières pour se réveiller ! Comme il est vrai que la « Grande Idée » a finalement viré en une « Grande Catastrophe », qui a donné naissance à la Grèce telle que nous la connaissons aujourd’hui. Elle en célèbrera d’ailleurs l’année prochaine le triste centenaire!

Il serait plus approprié d’intituler cette exposition « Mirages grecs en France»[8], sinon plus prosaïquement « La Grèce dans les collections du Louvre», et la programmer à un tout autre moment que l’année du bicentenaire de la Révolution grecque. Ainsi rendrait-on hommage à cette Grèce qui doit une bonne partie de sa naissance à Adamantios Korais (Adamance Coray si vous préférez), cet érudit smyrniote, originaire de l’île de Chios, épris des Lumières, qui a vécu en France et a tiré un récit passionnant, Lettres au Protopsalte de Smyrne, Démétrios Lotos[9], de son expérience de témoin oculaire de la Révolution française : « Au milieu de ces troubles, je sortais chaque jour pour voir de mes yeux toutes ces choses terribles qui étaient nouvelles pour moi ». Il y avait puisé sa détermination d’œuvrer pour le développement de l’instruction du peuple Grec, seul moyen de susciter l’amour de la liberté! L’exposition mentionne son « combat pour la langue grecque », le qualifiant de « combat français ». Il est vrai qu’on vit désormais dans un monde anglophone !

Et il était plus facile pour les organisateurs de cette exposition de broder autour de lieux communs du brand name « Greece» inventé à des fins touristiques ou autres, que de s’interroger sur ce que signifie  « naissance d’un pays » l’année marquant son bicentennaire …a fortiori si l’on ne voulait pas toucher à l’épineuse question des conditions d’acquisition de certaines pièces « grecques » emblématiques du Musée du Louvre ! D’où l’importance octroyée à cet atelier d’artistes suisses implantés à Athènes et qui a « contribué à la fabrique de l’identité nationale » ! La Grèce est ainsi présentée comme une « start-up nation » avant la lettre ! N’est-elle pas le premier État-nation du 19ème siècle ?

Le catalogue de l’exposition vient rectifier un peu ce récit tout en le laissant toujours transparaître en filigrane. Il retrace ainsi les aventures des Francs d’abord et des Français ensuite, toujours en quête de quelque chose dans cet Orient si proche de leur géographie et de leur propre passé culturel. La « présence française en Grèce, des croisés à Napoléon » est tout d’abord militaire : expédition de Morée en pleine résurrection grecque (1828-1833) ; mission militaire Vosseur (1884-1887) ayant comme but de moderniser l’armée grecque après l’annexion de la Thessalie par la Grèce en 1881; mission Eydoux (1910-1914) pour instruire le commandement de l’armée grecque et affirmer le rapprochement de la Grèce et de l’Entente cordiale franco-britannique de 1904 ; et enfin  …l’armée d’Orient au complet de 1915 à 1919 ! Fin de l’exposition !

Des missions scientifiques, archéologiques et « civilisatrices » ont suivies ces expéditions, lorsqu’elles ne les accompagnaient pas. Un écho bienveillant et lointain à ce premier grand élan de l’opinion publique européenne en quête d’un nouvel humanisme universaliste que fut le philhellénisme:  la création en 1846 de l’École française d’Athènes, les envois à Athènes des lauréats du prix de Rome, et toute une série de fouilles archéologiques, à commencer par les « fouilles prestigieuses » de Thasos, jusqu’aux fouilles dans les lieux prestigieux de Délos et de Delphes.

L’exposition laisse entendre la voix de la Grèce et des Grecs à travers, serait-on tenté de dire, « la mode grecque » (« l’évolution du vêtement grec moderne »), et de cet emblématique tandem de l’hellénisme et du christianisme, mis en lumière le premier par les antiquités et la langue et le deuxième par l’iconographie et l’architecture byzantine et néo-byzantine. Difficile donc de ne pas y voir en relief l’opposition binaire du combat de la barbarie orientale-musulmane turque contre l’humanité occidentale-chrétienne grecque, où il est vrai que le philhellénisme a puisé la plus grande partie de sa rhétorique et a acquis son efficacité esthétique orientaliste. Un philhellénisme grâce auquel la France « fille aînée de l’Église » est devenue, selon l’expression de Chateaubriand, « fille aînée de la Grèce par le courage, le génie et les arts ».

Les médias français et internationaux n’ont  commenté quant à eux,  ce mardi 28 septembre 2021 que la vente de trois frégates françaises à la Grèce, suite à la signature d’un contrat de 3 à 5 milliards d’euros marquant un renforcement de la coopération entre Paris et Athènes[10]. Le Premier Ministre grec Kyriakos Mitsotakis, qui avait pourtant passé une partie de sa petite enfance à Paris, et où s’était réfugié son père Konstantinos Mitsotakis, homme d’État et jadis Premier Ministre grec pendant la dictature des colonels, a choisi de faire son allocution en anglais et de rester impassible devant la référence à cet autre sens de 1821 mentionné par le Président français. La langue grecque reste ainsi pour la France un combat français !

*Anthi Karra est né » à Iraclion (Crète) dans une famille d’origine de la région de Smyrne. Elle a fait ses études de droit à Paris et a travaillé pendant longtemps comme linguiste au Conseil de l’Union Européenne à Bruxelles. Passionnée de l’histoire et de la culture du monde jadis ottoman, elle se consacre depuis plus de 30 ans à la traduction des oeuvres littéraires turques en grec, ainsi qu’à l’étude des contacts culturels nés entre ces deux langues à travers les longs siècles de leur coexistence .


[1] https://www.facebook.com/watch/live/?ref=watch_permalink&v=392538525610906.

[2] https://www.lefigaro.fr/culture/2017/06/14/03004-20170614ARTFIG00159-venus-de-milo-la-grece-espere-recuperer-la-statue-exposee-au-louvre.php

[3] Conditions amplement racontées par le Comte de Marcellus dans ses Souvenirs de l’Orient. V. https://journals.openedition.org/studifrancesi/9267?lang=en .

[4] https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/10/02/paris-athenes-au-louvre-une-exposition-tentaculaire-sur-la-grece-moderne_6096837_3246.html .

[5] Mitsou Marie-Lise, « Le Philhéllénisme bavarois et la « Grande Idée », Revue germanique

internationale, 1-2 | 2005, 35-44.

[6] Dimaras Constantin, Ελληνικός ρωμαντισμός [Romantisme grec], Athènes, 1982, ed. Ermis.

[7] https://www.franceculture.fr/emissions/lanachronique-culturelle/1900-lexposition-universelle-un-disneyland-colonial

[8] Basch Sophie, Le mirage grec. La Grèce moderne devant l’opinion française (1846-1946), Athènes et Paris. Éd. Hatier. Collection Confluences, 1995.

[9] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1053977/f5.item .

[10] V. https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/09/28/la-france-vend-trois-fregates-de-defense-a-la-grece-deux-semaines-apres-la-crise-des-sous-marins-avec-l-australie_6096287_3234.html

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