Ce qui se joue dans la présidentielle de dimanche – FRANCE INTER

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Après deux décennies au pouvoir, Recep Tayyip Erdogan doit répondre, le 14 mai, d’un bilan plus que jamais contesté. L’économie turque est en lambeaux, sa société très divisée et les libertés publiques particulièrement écornées. Pour le sortant, le scrutin présidentiel est loin d’être gagné. Par Marie-Pierre Vérot sur France Inter du 12 mai 2023.

Démocratie ou autoritarisme

Ce sera l’une des transformations les plus spectaculaires si l’opposition l’emporte. Le choix proposé : le maintien d’un régime présidentiel fort ou le retour vers une démocratie parlementaire. Depuis le référendum de 2017, qui a changé la nature du régime politique turc, Recep Tayyip Erdogan concentre tous les pouvoirs. Le régime turc devenu très autocratique. Son président a limogé le Premier ministre, fait fi du Parlement en gouvernant par décrets, a aboli toute indépendance des institutions. C’est lui qui nomme et révoque le président de la Banque centrale, les recteurs d’université, voire les universitaires qui y enseignent. Le conseil électoral comme le corps judiciaire sont sous sa coupe et ont perdu toute indépendance. La presse libre n’est plus qu’un lointain souvenir, les médias d’État sont devenus autant d’outils de propagande.

« Si Erdogan l’emporte, le virage autoritaire pourrait se durcir alors que l’opposition a promis de revenir à un régime parlementaire et de redonner toute sa place à la démocratie participative », estime Berk Esen, politologue, assistant professeur à l’université Sabanci. En résumé, on pourrait dire que la Turquie risque de glisser davantage dans une autocratie sans contre-pouvoir ou retrouvera un visage démocratique. L’alliance conclue par Erdogan pour ces élections avec le MHP, extrême droite ultranationaliste, et de petits partis islamistes comme le Nouveau parti Refah, dirigé par le fils de son fondateur Erbakan, parti militant de l’islam politique, artisan du retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul protégeant les droits des femmes, et le Hüda Par, proche du Hezbollah, laisse même craindre un dérive encore plus dangereuse vers un anti-occidentalisme forcené et un sérieux tour de vis sur les questions religieuses.

Vent de libertés ?

« La société [turque] est polarisée à l’extrême par les discours de haine contre les minorités », précise Berk Esen. « Une victoire de l’opposition ferait baisser les tensions et on peut imaginer un sentiment d’euphorie durant les premières semaines. » Les LGBT et mouvements féministes ne seraient par exemple plus la cible quotidienne des insultes et menaces du pouvoir. Erdogan a aussi divisé Turcs et Kurdes, Sunnis et Alévis… L’opposition a promis de réconcilier les communautés de Turquie. Elle s’est aussi engagée à réintégrer la Convention d’Istanbul. Pour les Turques, l’enjeu est particulièrement élevé.

L’opposition s’est engagée à respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a jugé illégales les détentions du philanthrope d’Osman Kavala, incarcéré depuis 2016 et condamné à la prison à vie pour avoir voulu « renverser le gouvernement » en raison de son soutien au mouvement de révolte du parc de Gezi, et du co-président du parti kurde HDP Selahattin Demirtas. Tous deux seraient donc remis en liberté. Les critiques ne seraient plus prises comme des insultes, les tweets ne vaudraient plus interpellation. L’opposition a aussi promis de restaurer la liberté de la presse et l’indépendance des médias publics. Celle du pouvoir judiciaire aussi. Un pouvoir reconduit risquerait fort, redoute Berk Esen, d’étouffer encore davantage les quelques voix dissidentes. Une victoire de l’opposition pourrait aussi redonner des perspectives d’avenir aux jeunes Turcs qui veulent quitter un pays où ils ne se voient plus d’avenir.

« L’éducation sera plus séculaire si l’opposition l’emporte », ajoute le politologue. « Les recteurs les plus controversés, notamment celui de l’Université Bogazici, seront changés. Et l’on peut imaginer qu’il n’y aura plus d’instrumentalisation politique de l’islam. » En revanche, une reconduction du pouvoir actuel, avec des alliés très conservateurs, voire islamistes radicaux, constituerait un signal très inquiétant pour les mouvements de femmes.

 Économie : retour ou non à l’orthodoxie

Le pays est assommé par une crise économique que beaucoup de Turcs, qui en ont pourtant connu d’autres, disent inédite par son ampleur et sa durée. L’inflation, officiellement à quelque 40 % sur un an en avril, dépasserait 100 % selon les économistes indépendants. Le salaire minimum, pourtant doublé, ne permet plus à une famille de quatre personnes de passer le « seuil de la faim ». De nombreux enfants se couchent le ventre vide, le prix de l’oignon, base de nombreux plats, donne le vertige aux familles, la viande est exclue des tables, on achète les fruits et légumes à la pièce et non plus au kilo, les files s’allongent devant les kiosques de pain à prix réduit et le « çay », le thé, boisson nationale, est devenu inabordable pour beaucoup.

Les jeunes sont particulièrement touchés par la crise et le chômage. La politique « hétérodoxe » du président Erdogan de baisse continue des taux alimente une spirale inflationniste qui a vidé les portefeuilles, fait fondre les économies. Le taux d’endettement des Turcs atteint un niveau record. Les caisses sont vides, les investisseurs boudent la Turquie et la monnaie s’est fortement dévaluée. Mais s’il est reconduit, Erdogan n’entend pas changer de cap : « Les taux d’intérêt sont mon ennemi », aime-t-il à répéter. « L’opposition rendra très rapidement à la banque centrale son indépendance [c’est Erdogan qui y a mis fin, ndlr] », explique Berk Esen. « Elle devrait alors retrouver la confiance des marchés. Mais l’ampleur de la crise est telle qu’il lui faudra sans doute prendre des mesures impopulaires. Le pouvoir actuel a mis sous le tapis de nombreux problèmes qui vont rejaillir. » La dette, publique comme privée, est en effet une véritable bombe à retardement.

Une diplomatie apaisée ou la poursuite du bras de fer avec l’occident

La rhétorique enflammée du président et les anathèmes contre le complot de l’Occident lancés par ses alliés ont tendu les relations avec l’Europe, l’Otan, dont la Turquie est membre, les États-Unis. « C’est dans le style de politique que l’on verra le changement le plus radical si l’opposition l’emporte », analyse Berk Esen, « avec un rééquilibrage vers l’ouest, vers les valeurs occidentales et l’Union européenne. » L’opposition devrait aussi voter l’adhésion de la Suède à l’Otan. Berk Esen pense que la réconciliation avec la Syrie de Bachar el-Assad sera plus que jamais à l’ordre du jour, pour faciliter le renvoi des quelque 3,6 millions de Syriens réfugiés en Turquie dans les deux ans. Kemal Kiliçdaroglu répète cette promesse dans chaque meeting. « La Russie continuera d’être un partenaire pour la Turquie« , ajoute Berk Esen. « Ankara est fortement dépendant de Moscou, pour son approvisionnement gaz en particulier. Mais comme la relation actuelle est fondée sur l’amitié entre Erdogan et Poutine, il reste à voir si Kiliçdaroglu qui souhaite maintenir ses liens en aura la capacité. »

Une solution à la question kurde politique ?

Les Kurdes, qui représentent près d’un quart de la population, déçus par les volte-face du président Erdogan et épuisés par les violences, devraient massivement plébisciter le candidat Kiliçdaroglu, même s’il dirige un parti, le CHP, qui n’a jamais été très ouvert sur cette question, essentiellement pour des raisons nationalistes. Kiliçdaroglu promet toutefois d’apaiser la société, de mettre un terme aux anathèmes et aux discriminations, ce à quoi sont sensibles les jeunes Kurdes. Ils aspirent à plus de reconnaissance, à pouvoir parler leur langue mais n’ont pas d’appétence pour la lutte armée. La réconciliation est donc possible. « Mais Kemal Kiliçdaroglu est allié au Bon Parti, très nationaliste, qui refuse toute main tendue aux Kurdes. Si le Parlement est très partagé il aura sans doute du mal à avancer rapidement vers une solution. Et les Kurdes, qui estimeront qu’il leur doit son élection, attendront des avancées en retour », poursuit Berk Esen. En revanche, la libération du leader kurde Selahattin Demirtas emprisonné depuis 2016 devrait intervenir très rapidement, de même que la réinstallation des maires du HDP, son parti, évincés par le pouvoir et remplacés par des fonctionnaires de l’État, pense le politologue.

Par Marie-Pierre Vérot sur France Inter du 12 mai 2023.

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