Çevdet Bey et ses fils” d’Orhan Pamuk : des petits commerçants aux notables stambouliotes – FRANCE CULTURE

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Dans quelle mesure la trajectoire de Çevdet Bey et de sa descendance décrivent-elles l’émergence de la bourgeoisie musulmane commerçante comme classe sociale de la Turquie moderne ?

Avec

  • Ahmet Insel Professeur retraité de l’université de Galatasaray à Istanbul, éditeur
  • Elise Duclos docteure en littérature comparée de l’Université Paris-Nanterre, chercheuse associée au CERMOM (INALCO)

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Cevdet Bey et ses fils (1982), premier roman de l’écrivain turc et Prix Nobel de littérature 2006 Orhan Pamuk, décrit la trajectoire d’une famille stambouliote construite autour de l’entreprise de quincaillerie fondée par le personnage principal. De la chute de l’empire ottoman à la période des Coups d’Etats, en passant par la Révolution des Jeunes Turcs et l’instauration de la République, le premier roman d’Orhan Pamuk décrit avec justesse la naissance d’une nouvelle bourgeoisie turque à l’ère de la modernité.

24 juillet 1905, l’ascension sociale d’un commerçant musulman au cœur de l’ébullition prérévolutionnaire

La première partie du roman décrit une journée, celle du 24 juillet 1905, dans la vie de Cevdet Bey. Elise Duclos nous explique « il y a un retour sur la génération précédente, le père de Cevdet Bey est un petit fonctionnaire de province qui démissionne et vient à Istanbul pour soigner sa femme malade de la tuberculose. Par nécessité il ouvre un petit magasin de bois dont va hériter Cevdet. Celui-ci vend ce fond de commerce et ouvre une petite quincaillerie, puis un magasin d’ampoules et de luminaires spécialisé dans l’import export. Il a vraiment le sens du commerce et lorsqu’il remporte les marchés publics de la ville et de la Société de transport maritime, il quadruple son chiffre d’affaires« .

Il faut noter qu’au début du XXe, rares étaient les musulmans qui pratiquaient le commerce, Ahmet Insel ajoute « en effet, alors que la majorité de la population était musulmane dans l’Empire ottoman, la plupart des musulmans étaient soit des paysans dans les campagnes, et dans les villes les musulmans occupaient essentiellement des postes dans la fonction publique ou militaire. Il occupaient aussi des postes religieux bien sûr, dans le cadre des différents services religieux plus ou moins soutenus par l’Etat et les confréries. Une des questions que les jeunes Turcs vont commencer à se poser c’est de savoir que s’ils passent à un régime libéral, de monarchie constitutionnelle, avec des élections libres, les musulmans seront peut-être minoritaires dans les activités économiques. Il y a un nationalisme derrière ces idées, on commence à mettre en avant une idéologie d’une économie nationale, qui ne soit pas dépendante des importations des l’occident et qui ne soit pas dépendante non plus des intermédiaires ottomans non musulmans, qui tenaient l’ensemble du commerce à cette époque« .

1936-1939, l’apogée d’une famille bourgeoise en pleine révolution culturelle et moderne

Selon Ahmet Insel « la période 1936-1939 est vraiment celle de la mise en place d’un régime autoritaire en Turquie. C’est à ce moment-là que le Parti Républicain du Peuple, fondé en 1923 et porté par Mustafa Kemal – que l’on appellera Atatürk (“père de tous les turcs”) à partir de 1934, lorsque l’Assemblée Nationale le surnomme comme tel – devient le parti unique. Une culture se met en place autour de la figure d’Atatürk, et c’est alors l’une des périodes les plus autoritaires de l’Histoire de la Turquie qui s’instaure. A cette période, la fusion entre le parti et l’Etat est la plus avancée« .

Dans cette deuxième partie du roman, on suit la génération des fils de Cevdet Bey, lequel est progressivement mis à l’écart, Elise Duclos complète « on passe de l’apogée au déclin avec cette figure de patriarche. Au début de la deuxième partie il est au faîte de sa réussite sociale et de sa gloire. Il a acquit une maison dans le quartier de l’élite politique et économique d’Istanbul, mais petit à petit, on se rend compte qu’il n’est plus en mesure de diriger ses affaires. Il devient sénile, il souffre des poumons, et accumule les problèmes de sante. Les rennes de la société échoient alors à ses deux fils ainés, Osman, qui reprend la direction des affaires et Refik, le fils cadet. Celui-ci a un ami, Ömer, qui incarne une nouvelle génération d’ambitieux. Il se présente d’ailleurs comme un Rastignac turc. Contrairement à Cevdet Bey, première figure entrepreneuriale du roman, Ömer n’a pas pour valeurs celle de la famille et du dur labeur. Il est uniquement animé par des valeurs individualistes d’enrichissement et de gloire. Dénué de tout idéalisme, il ne croit pas au progrès mais bien au succès individuel, et méprise le peuple turc – particulièrement les paysans anatoliens« .

Pour aller plus loin

  • Elise Duclos : Orhan Pamuk et la littérature mondiale (ed. Pétra, 2017)
  • Article d’Elise Duclos « Orhan Pamuk et la saga familiale : une réécriture des Buddenbrook », dans l’ouvrage Le roman de famille aujourd’hui, Enthymema, XVIII, 2017
  • Ahmet Insel : La nouvelle Turquie d’Erdogan : du rêve démocratique à la dérive autoritaire (La Découverte, 2015)
  • Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel : Le national-capitalisme autoritaire : une menace pour la démocratie (Bleu Autour, 2021)

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