Élections en Turquie : « Depuis 2017, les institutions ne sont plus démocratiques » – Guillaume Perrier – LE POINT

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INTERVIEW. Ibrahim Kaboglu veut introduire les mécanismes d’une démocratie délibérative au Parlement. Il travaille sur une réforme des institutions en cas de défaite d’Erdogan. Par Guillaume Perrier, Le Point du 10 mai 2023.

Ibrahim Kaboglu, 73 ans, est l’un des meilleurs constitutionnalistes de Turquie. Auteur, entre autres, de Droit constitutionnel turc, entre coup d’État et démocratie (L’Harmattan, 2015), professeur pendant plus de vingt ans à l’université Marmara d’Istanbul, il avait été licencié de son poste en 2017 pour avoir signé une pétition d’universitaires appelant à la paix entre les Turcs et les Kurdes. En 2018, il a été élu député du CHP (Parti républicain du peuple), le principal parti d’opposition.

Parfait francophone, cet universitaire avait soutenu sa thèse de doctorat à l’université de Limoges, en 1981. À la veille des élections, son parti l’a chargé de la réforme des institutions qui sera menée en cas de défaite d’Erdogan.

Le Point : Vous avez été chargé par le chef de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, de réfléchir aux réformes institutionnelles à conduire en cas de victoire aux prochaines élections. Quelles en seront les grandes lignes ?

Ibrahim Kaboglu : La plupart de mes propositions initiales, formulées dans mon rapport sur la Constitution, ont été acceptées par les six partis de l’Alliance de la nation, qui les ont reprises dans le programme publié en janvier. Il s’agit d’abord de recréer les bases d’un régime parlementaire, avec des règles classiques pour ce type de régime. Avec un gouvernement investi par le Parlement et responsable devant lui, un Parlement monocaméral élu par le peuple, un système judiciaire indépendant des pouvoirs exécutif et législatif. Nous allons nous servir de l’expérience turque depuis l’Empire ottoman en l’adaptant à notre époque contemporaine.

Est-ce un retour au parlementarisme ?

Nous voulons introduire des articles qui prennent en considération le poids de l’opposition. Certaines commissions parlementaires, par exemple, pourront être présidées par l’opposition. Nous essayons d’introduire les mécanismes d’une démocratie délibérative. Il y aura une phase de délibération dans la procédure législative. Et quelques nouveautés normatives et institutionnelles dans les relations entre la majorité et l’opposition parlementaire. Une telle démocratie délibérative en Turquie, ce serait nouveau. Après le coup d’État de 1960, nous avons eu quelques mécanismes de ce type, mais le contexte était différent. Ce qui se passe aujourd’hui est une démarche inédite avec un avant-projet rédigé collectivement.

Comment la transition peut-elle se passer ?

Si nous obtenons 400 députés ou plus, nous pourrons réformer la Constitution immédiatement. Si nous en avons 360, nous passerons par un référendum. Si nous n’en avons que 300, il pourra y avoir un processus de conciliation. La porte est grande ouverte pour ces négociations. Même au sein de l’AKP et du MHP, il y a des députés qui sont favorables à un régime parlementaire.

Il faudra aussi négocier avec le HDP, le parti de la gauche prokurde, ce que certains dans votre alliance ne veulent pas entendre.

Bien sûr, car le HDP sera un parti charnière. Nous avons déjà des relations importantes avec eux. Le parti IYI de Meral Aksener est plutôt opposé à ce dialogue. Mais, après son investiture comme candidat, Kemal Kiliçdaroglu a rendu une visite aux dirigeants de ce parti. Même Mme Aksener a nuancé ses propos, consciente que rien ne peut se faire sans eux.

Erdogan, qui a mis en place un système hyperprésidentiel, peut-il céder ses prérogatives ?

Il ne sera pas facile de mettre fin au régime présidentiel. Il y a évidemment des obstacles que l’on ne peut pas ignorer. Mais il existe aussi une volonté populaire. En 2017, nous n’avons pas pu empêcher l’introduction d’un tel système, ratifié par un référendum. Institutionnellement, la configuration créée par le référendum de 2017, c’est la fin de la démocratie ! Cette situation viole les principes généraux de la Constitution turque, supprime les équilibres institutionnels et les contre-pouvoirs. Et la suppression totale du gouvernement, qui existait depuis l’Empire ottoman, a mis fin à toute responsabilité politique.

Erdogan va-t-il essayer de résister à ce projet ?

Ses partisans utilisent déjà le terme de « survie » pour prolonger leur régime au nom de la continuité de l’État. Nous voulons la démocratie et eux, la monocratie. Ils vont donc essayer d’instrumentaliser à leur avantage les interventions extérieures et les soutiens des pays occidentaux. Ils vont instrumentaliser le terrorisme. Ils vont utiliser l’argument de l’unité du pays… En revanche, tous les ministres sont candidats aux législatives alors qu’aucun d’eux n’a démissionné, ce qui est totalement illégal. Toutes ces manœuvres ont pour but de changer l’équilibre des forces.

Comment ferez-vous si Kemal Kiliçdaroglu remporte la présidentielle mais si vous perdez les législatives ?

Dans ce cas, nous aurions une cohabitation à la française, mais nous n’avons pas les mécanismes démocratiques qu’a la France. Le régime présidentiel deviendra source de conflits permanents. La Constitution doit être la solution aux problèmes et non sa source. Une telle hypothèse nous donnerait des arguments pour désarmer leur instrument et pour entamer un retour vers la démocratie.

Avez-vous confiance dans la légalité du processus électoral ?

Le pouvoir actuel va certainement essayer de détourner la volonté des électeurs, de les intimider, pour parvenir au résultat qu’ils souhaitent. Mais les démocrates vont être vigilants pour surveiller le déroulement du vote et s’assurer qu’ils puissent voter dans une atmosphère libre. Il y aura plus de 300 observateurs de l’OSCE et du Conseil de l’Europe. Mais ce n’est pas suffisant. Nous devrons tous être mobilisés, militants, avocats, volontaires…

Par Guillaume Perrier, Le Point du 10 mai 2023.

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