« En promettant d’affranchir le pays des controverses religieuses, Kiliçdaroglu s’inscrit dans les pas d’Atatürk » – Tarik Yıldız / LE MONDE

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Le leader de la principale coalition d’opposition pour la présidentielle turque a revendiqué son appartenance à l’alévisme afin de couper court aux tentatives d’instrumentalisation du camp du président Erdogan, analyse le sociologue Tarik Yildiz, dans une tribune au « Monde » du 10 mai 2023.

« Je suis un alévi. » Prononcée dans une vidéo visionnée près de 115 millions de fois sur son compte Twitter, cette phrase de Kemal Kiliçdaroglu a marqué la campagne électorale turque en cours. Désigné par six partis d’opposition comme le représentant d’une « alliance nationale » pour succéder à Recep Tayyip Erdogan lors de l’élection présidentielle du 14 mai, Kemal Kiliçdaroglu, dirigeant du Parti républicain du peuple (CHP), a donc fait état de son appartenance à l’alévisme, une minorité discrète au sein de l’islam et parfois considérée comme hérétique en raison d’une approche philosophique et humaniste de la religion.

Si le modèle assimilationniste turc ne tolère traditionnellement pas beaucoup l’affichage d’appartenances communautaires, une évolution importante a été engagée depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et de son parti, le Parti de la justice et du développement (AKP).

En effet, dans le cadre d’une libéralisation générale, les appartenances ethnico-religieuses ont été plus aisément évoquées : les mots « Kurde », « Tcherkesse », « Laze », « Arménien » apparaissent, par exemple, plus fréquemment dans les débats publics depuis 2002. En s’adressant aux 15 à 25 millions d’alévis qui se réclament d’Ali (gendre du prophète de l’islam, Mahomet), le président turc, Recep Tayyip Erdogan,sunnite,ira même jusqu’à déclarer à plusieurs reprises : « Si l’alévisme est l’amour d’Ali, je suis le premier des alévis. »

Quelques semaines encore avant la vidéo, la marginalisation de cette minorité qui a subi plusieurs massacres au cours de son histoire et la tradition kémaliste laïque avaient poussé à la discrétion l’ancien haut fonctionnaire. Les représentants de l’exécutif, président en tête, n’ont pas manqué de réagir : « Personne ne t’a demandé si tu es alévi ou pas. Nous avons aussi du respect pour les alévis (…), mais quel intérêt de le dire ? »

Lors de la campagne présidentielle de 2014, Erdogan avait toutefois déclaré, en rappelant subtilement les convictions religieuses de son opposant, qui soutenait à l’époque le candidat Ekmeleddin Ihsanoglu : « Kiliçdaroglu, tu peux être alévi. Moi, je te respecte. Il ne faut pas en avoir honte ni en avoir peur. Dis-le tranquillement. Moi, je suis sunnite. Je le dis tranquillement. Il ne faut pas en avoir honte. Il ne faut pas tromper les gens. »

Extrême polarisation

Sans en faire un étendard, le candidat kémaliste a donc souhaité couper l’herbe sous le pied d’une possible instrumentalisation, bon nombre d’observateurs ne pensant pas possible la victoire d’un président alévi. Pourtant, au-delà du contexte économique et des conséquences des terribles tremblements de terre de février, le mode de scrutin – qui était souhaité par l’exécutif – rend la probabilité d’une alternance très élevée. Depuis le référendum de 2017, le président est à la tête de l’Etat avec des prérogatives élargies en étant élu au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Ces modalités conduisent tous les opposants à s’unir autour d’un vote de rejet s’apparentant à un référendum.

Aujourd’hui poussée à son extrême, la polarisation entre les pro et les anti-Erdogan n’a pas toujours été si virulente. L’arrivée de l’AKP au pouvoir a d’abord apporté une stabilité longtemps absente avec des gouvernements destitués au rythme d’alliances iconoclastes. Le parti islamo-conservateur a notamment été à l’origine d’un mouvement de démocratisation sans précédent dans les années 2000, accompagné d’une croissance économique très forte permettant une modernisation du pays et de ses infrastructures.

L’AKP de 2023 n’est cependant plus celui de 2002 : depuis au moins une dizaine d’années, le parti au pouvoir a progressivement abandonné sa politique d’« ouverture ». La tentative de coup d’Etat de juillet 2016 n’a fait que raidir encore davantage ce gouvernement, poussé de fait vers un enracinement plus fort dans les structures étatiques.

Une politique autoritaire, certes sans commune mesure avec celle des années 1990, a touché des opposants pour des faits qui ne sont pas condamnables dans les démocraties matures : gardes à vue pour « insulte au président », procédure engagée contre le maire d’Istanbul pour insulte aux membres du Haut Conseil électoral turc, pressions pour pousser à la démission des rédacteurs en chef de grands médias…

Une alternance est possible

Cette évolution n’a fait que renforcer les paradoxes du régime turc, symbolisés par les événements liés aux élections municipales stambouliotes de 2019 : après un premier vote qui a vu la victoire d’Ekrem Imamoglu (kémaliste, CHP) à la mairie, le parti présidentiel a saisi le Haut Comité électoral pour contester les résultats. Quelques péripéties et pressions plus tard, un nouveau scrutin a été organisé, se soldant par une nouvelle victoire du maire d’opposition avec un écart encore plus important.

Si une démocratie parfaite n’aurait sans doute pas cédé aux pressions en convoquant les électeurs une seconde fois, un régime autoritaire n’aurait pas permis cette issue – tout comme le basculement des autres grandes villes dans le camp de l’opposition. Contrairement à l’image véhiculée par certains observateurs, une alternance est donc possible dans ce pays qui peut revendiquer une certaine tradition démocratique.

Dans sa vidéo, Kiliçdaroglu promet d’affranchir le pays des « controverses religieuses et du marasme du Moyen-Orient ».Ils’inscrit dans les pas d’Atatürk qui déclarait : « L’homme politique qui a besoin des secours de la religion pour gouverner n’est qu’un lâche ! Or, jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l’Etat. »

Au-delà des déclarations de principe, l’arrivée au pouvoir d’un nouvel exécutif sans véritable cohérence idéologique – devant composer avec de nombreux alliés – ne constituera qu’un point de départ. Le pays et la région feront face à des périodes assurément difficiles pour dépasser les clivages internes et garantir une certaine stabilité.

Tarik Yildiz est sociologue, auteur notamment de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire. Lutter contre la délinquance pour combattre le radicalisme islamiste »(éd. du Puits de Roulle, 2020)

Tarik Yildiz, dans une tribune au « Monde » du 10 mai 2023.

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