Entretien avec Osman Kavala. Se confronter au fascisme des racines

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Publié en turc dans 1+1 Express, n° 181, automne 2022

Traduit par Béatrice Hibou et Ahmet Insel

Le bilan d’Anadolu Kültür (créé en 2002) est conséquent comme le suggérait déjà le livre préparé pour ses cinq premières années d’activités. Après avoir commencé par le Centre des arts de Diyarbakır, ses activités se sont élargies vers Hakkari et ses alentours, vers Trabzon, Çanakkale, Kars, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, avec des expositions, des projections de films, des concerts, des panels, des études sur la mémoire, des ateliers, du  soutien à la production… Quel type de structure aviez-vous en tête lorsque vous avez fondé Anadolu Kültür il y a vingt ans, et quel type de contribution espérez-vous qu’Anadolu Kültür continue à apporter à la Turquie ?

Osman Kavala : Lorsque nous avons fondé Anadolu Kültür, nous nous sommes basés sur l’idée que les activités artistiques et culturelles pouvaient contribuer à une meilleure compréhension mutuelle et que des jeunes de milieux différents vivant loin les uns des autres arriveraient à surmonter leurs préjugés s’ils travaillaient ensemble. Nous pensions que raconter, faire circuler et écouter les événements douloureux du passé par le biais de l’art encouragerait les processus d’entente qui nécessitent des changements internes importants, et les créent tout à la fois. Dans les langues étrangères, on utilise le concept de réconciliation. L’ouverture d’un centre d’art à Diyarbakır et le travail que nous avons réalisé avec des artistes d’Arménie et de la diaspora avaient pour nous cette signification très particulière. Par exemple, les femmes de Diyarbakır et de Trabzon ont monté ensemble une pièce, et des représentations ont eu lieu dans les deux villes. Nous avons organisé des expositions encourageant le dialogue avec des artistes de la diaspora arménienne, ainsi que des concerts de l’Orchestre symphonique des jeunes Turquie-Arménie sous la direction de Cem Mansur. C’était l’époque où le processus de démocratisation était en cours dans notre pays et où la perspective de l’Union européenne était vivante. Nous avons pensé que la collaboration avec des artistes et des institutions européennes et l’organisation de ces activités dans d’autres villes qu’Istanbul contribueraient à ce processus. De telles activités au sein de la société civile sont beaucoup plus significatives dans un environnement démocratique, ou en tout cas lorsque la dynamique vers la démocratisation est forte. Lorsque l’environnement politique évolue dans un sens négatif, l’impact de ces activités diminue. Il n’est pas possible d’apporter des changements à partir des activités de la société civile dans un climat politique qui favorise la ségrégation et alimente les préjugés.

L’acte d’accusation préparé contre moi, 15 ans après la fondation d’Anadolu Kültür, soutient que ces activités en relation avec les Kurdes, les Arméniens et les communautés minoritaires constituent une « incitation à agir contre l’État ». Je pense qu’avec le changement de l’environnement politique dans notre pays, la vision très idéologique est devenue dominante dans les cercles dirigeants et dans les institutions publiques. Ces accusations en sont le reflet.

Sur le site web d’Anadolu Kültür, il est écrit qu’après le tremblement de terre de 1999, vous avez quitté la vie active des affaires pour vous tourner vers la société civile. Quel rôle le tremblement de terre d’Izmit et la crise économique qui a eu lieu juste après ont-ils joué dans cette décision ? Ces deux événements importants ont-ils eu un impact sur vos efforts pour renforcer les gouvernements locaux et la société civile ?

Immédiatement après le tremblement de terre de 1999, mes collègues et moi avons lancé une initiative appelée « Centre de coordination civile » pour mener des activités de soutien aux victimes de cette catastrophe. Grâce à cette initiative, je me suis fréquemment rendu dans les régions touchées par le tremblement de terre et j’ai eu l’occasion de connaître et de travailler avec des personnes qui avaient souffert et perdu leurs proches. Cette expérience m’a fait prendre conscience que participer personnellement à des activités de la société civile était plus satisfaisant et plus excitant pour moi que la vie professionnelle. Le fait que nous ayons dû renoncer à certains de nos investissements en raison de la crise économique a également joué un rôle dans la priorité que j’ai accordé à la société civile.

Le tremblement de terre de Marmara nous a montré comment une urbanisation à la va-vite, des pratiques de plan d’occupation arbitraires où dominent des préoccupations commerciales et une irresponsabilité collective conduisent à de grandes tragédies humaines. Il est douloureux qu’aucune leçon n’ait été tirée de cette catastrophe et que l’on ait oublié qu’il pouvait y avoir un tremblement de terre à Istanbul. La tentative de construction d’un centre commercial dans le parc Gezi, qui a été déclaré lieu de rassemblement après le tremblement de terre, est un symbole frappant de cette situation. Le mouvement Gezi, qui était une résistance à la construction agressive et à la commercialisation des espaces publics, a permis de discuter dans une perspective solidariste des questions liées à la sécurité de la vie urbaine et aux droits environnementaux urbains. J’ai l’espoir que ces discussions ont renforcé les sensibilités au sujet des tremblements de terre et le sens de la responsabilité collective qui doit être partagée.

On sait que vous n’écrivez pas très souvent. Cependant, l’article que vous avez écrit avec l’avocat Haluk İnanıcı dans l’Express en 2009 a été un avertissement en termes de principes juridiques universels pendant les jours les plus orageux du procès Ergenekon. Vous avez souligné qu’au lieu de se concentrer sur les activités anti-insurrectionnelles, le procès se limitait à la tentative de coup d’État contre le gouvernement, que les définitions des crimes étaient devenues vagues et que « tenter de trouver des preuves en fonction du suspect » était une « pratique de l’Inquisition » qui conduirait au règne des rumeurs et des accusations infondées de tous contre tous. En 2009, pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’insister sur l’« État de droit » et quel type de réactions cet article a-t-il suscité ?

Observer le déroulement du procès Ergenekon a été très instructif pour moi. Les années 2000 étaient une période où avaient commencé les négociations d’adhésion à l’UE et des lois antidémocratiques étaient modifiées. Cependant, aucune mesure n’a été prise pour répondre à l’opinion publique qui attendait plus de transparence de la part des institutions publiques et la clarification des relations entretenues par les forces de sécurité avec les milieux et personnalités criminels, relations qui ont été révélées avec l’accident de Susurluk en 1996. L’assassinat de Hrant Dink (2007) a été perpétré au vu et au su de tous. L’arrestation de certaines personnes impliquées dans de sombres activités et des meurtres dans le procès Ergenekon m’avait, dans un premier temps, donné de l’espoir. Toutefois, le déroulement du procès, notamment le fait qu’il a rapidement visé des journalistes et des membres d’organisations non gouvernementales telles que l’Association du soutien à la vie moderne (ÇYDD) au lieu de se concentrer sur le soi-disant « État profond » m’ont fait peu à peu changer d’avis. Grâce à Haluk İnanıcı, j’ai vu plus clairement l’illégalité au cœur de ce processus judiciaire et j’ai voulu mettre en garde les personnes optimistes comme moi. Je ne peux pas dire que l’article ait eu un impact significatif, mais j’ai été heureux de recevoir des réactions positives de la part de certains amis dont j’apprécie l’opinion.

Je voudrais ajouter une chose : comme nous le savons tous, l’histoire de la justice dans notre pays est remplie d’exemples où les principes du droit ont été violés dans maints procès politiques. Je pense qu’il est communément observé que les jugements contraires aux lois et aux droits de l’homme découlent du fait que les juges et les procureurs intériorisent des représentations de menaces et de dangers entretenues par l’environnement politique antidémocratique, et ils développent par conséquent une vision du monde conforme à ces représentations. L’affaire Ergenekon est allée au-delà de ces pratiques illégales ; elle était centrée sur une théorie de la conspiration complète et donnait l’impression que les procureurs et les juges n’auraient pas pu la préparer seuls. Ce processus a commencé avec Ergenekon, il s’est poursuivi dans plusieurs autres procès majeurs dans lesquels des Gulénistes jouaient un rôle influent lors de leur préparation. Avec l’état d’urgence qui a suivi la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le gouvernement a institutionnalisé des méthodes plus efficaces d’intervention judiciaire et a mis effectivement fin à l’indépendance de la justice. Nous n’avions pas anticipé dans notre article cet aspect de l’évolution et cela le rend  incomplet.

Lors de votre défense en mai 2021, vous avez rappelé la pièce d’Arthur Miller Le Chaudron des sorcières. Tout en qualifiant de « fantastiques » les allégations d’espionnage que l’accusation portait à votre encontre, vous avez également commencé à faire des références à la législation de l’ère nazie. L’article que vous avez écrit pour Birikim en novembre 2019, « Réflexions  sur les Considérations sur Hitler » au sujet du livre de Sébastien Haffner, montre que vous avez commencé à réfléchir en profondeur à cette période. À quel moment vos procès, qui ont connu divers épisodes d’illégalité pendant plus de quatre ans, vous ont-ils amené à réfléchir sur le pouvoir, le droit et la société du Troisième Reich ?

Dès le premier acte d’accusation (pour espionnage), j’avais remarqué certaines similitudes, mais le deuxième acte d’accusation qui y ajoutait celle d’allégation de participation à la tentative de coup d’État du 15 juillet, m’a fait penser très fortement aux pratiques de l’époque nazie. Comme je l’ai dit lors de l’audience, dans l’Allemagne nazie, le principe « pas de crime sans loi » a été aboli par un amendement au code pénal. Une personne qui méritait d’être punie selon la « conscience saine du peuple », c’est-à-dire selon celle des nazis qui représentaient le peuple, devait l’être selon la loi qui s’approchait le plus des principes définissant ces accusations, même si les actions punies ne correspondaient pas aux crimes définis par les lois. 

Selon les principes d’Hitler, la tâche principale des juges n’était pas de protéger les droits des individus, mais la survie de la nation, qui était définie comme une communauté. Cela a ouvert la voie à l’utilisation arbitraire de la loi. Bien que notre code pénal n’ait pas été modifié dans ce sens, le procureur a fait preuve du même comportement. Afin de criminaliser mes activités légales au sein de la société civile, un délit d’espionnage autre que celui défini par la loi a été construit, à partir du postulat que l’espionnage était le délit le plus proche des accusations de « Sorosien » qui m’ont été adressées par le Président de la République en personne et par le président du Parti de l’action nationaliste, le MHP.

Un autre élément qui rappelle l’époque nazie est la théorie de la conspiration qui figure dans le deuxième acte d’accusation. Selon celle-ci, les organisations d’Open Society répandent la culture cosmopolite et corrompent les cultures nationales et locales, pour ainsi dominer ces sociétés. Comme on le sait, les nazis avaient avancé des arguments similaires contre les Juifs.

Permettez-moi d’ajouter ceci : dans les motivations qui ont justifié ma condamnation à perpétuité aggravée, il est écrit que ce jugement est fondé sur la « conviction selon la conscience » des juges. La conviction selon la conscience pour un jugement est importante pour déterminer le degré de culpabilité de ceux qui ont commis un crime afin d’évaluer les circonstances dans lesquelles l’acte considéré criminel est commis. Mais dans notre cas, comme dans les pratiques de la période nazie, elle se manifeste comme une conviction idéologique pour servir de justification afin de punir ceux qui ont commis des actes non criminels.

Dans leur article sur birartibir.org en mars 2020, Kasım Akbaş et Tora Pekin font référence au concept de « Dual State » utilisé en 1941 par Ernst Fraenkel, avocat à Berlin entre 1933-38, en relation avec votre cas : d’un côté l’« État des normes » où les institutions et les procédures juridiques semblent fonctionner ; et de l’autre l’« État des privilèges », la sphère politique façonnée par l’arbitraire des détenteurs du pouvoir. Que signifie pour vous l’« État dual » par rapport au concept d’« État profond », dont l’existence n’est pas facile à prouver ?

Fraenkel utilise le terme d’« État dual » pour décrire le double fonctionnement de l’État sous la domination totale des nazis. Qui ne veut pas dire que l’État était divisé en deux. Dans l’état d’urgence, les mesures prises par les nazis pour protéger la survie de l’État et assurer l’unité essentielle du peuple allemand primaient sur les normes juridiques. Par ailleurs, certaines normes juridiques étaient préservées afin de maintenir le fonctionnement rationnel de l’économie capitaliste, et les tribunaux continuaient de statuer selon ces normes dans les litiges économiques ou administratifs survenant dans ces domaines. Dans la sphère politique, l’état d’urgence était permanent, tandis que les activités requises par l’ordre économique capitaliste devaient être menées comme d’habitude, à condition qu’elles ne contredisent pas les priorités du pouvoir politique. Je pense que le concept d’État dual de Fraenkel peut également éclairer le fonctionnement du pouvoir judiciaire actuel dans notre pays. Le pouvoir judiciaire, qui était auparavant indépendant, bien qu’avec quelques obsessions idéologiques, est passé sous le contrôle du politique comme dans le Troisième Reich. Le pouvoir politique a pénétré organiquement le système judiciaire de différentes manières : par les interventions du Conseil des juges et des procureurs ; par les procureurs qui prennent des ordres directs auprès du pouvoir politique ; et par la nomination de nouveaux juges et procureurs ayant une vision proche de celle du gouvernement. Toutefois, cela ne signifie pas que les normes juridiques ont été complètement écartées. Dans les affaires liées à des conflits économiques, ainsi que dans les affaires politiques qui ne sont pas considérées comme importantes par le gouvernement, les tribunaux, en particulier les instances judiciaires supérieures, prennent en compte les normes juridiques dans leurs jugements. En outre, dans les procès où le gouvernement est partie prenante ou est perçu comme tel, certains juges prennent en compte les normes juridiques même si, au final, ils n’arrivent pas à orienter les jugements dans ce sens. Ils essaient d’attirer l’attention sur l’illégalité de ces sentences en rédigeant une opinion opposée au jugement prononcé. Je pense que ce double fonctionnement a une rationalité fonctionnelle pour le gouvernement, car il donne l’impression que les institutions juridiques fonctionnent encore comme avant.

Le concept d’« État profond » n’est pas vraiment adapté à cette situation. L’État profond décrit les activités de l’État qui sont invisibles à l’œil nu, qui n’apparaissent pas formellement dans l’espace public, et il désigne les institutions officielles et semi-légales qui les mènent. Or aujourd’hui en Turquie, l’utilisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques sert à consolider l’hégémonie idéologique et à créer des représentations appropriées ; par conséquent, elle est très publique, elle s’effectue au vu et au su de tous ; elle est soutenue par les activités de propagande des médias pro-gouvernementaux.

Dans votre article paru dans Birikim, vous affirmez que les gouvernements populistes d’aujourd’hui ont tendance à dissoudre les institutions publiques à travers l’abolition de la séparation des pouvoirs et à accroître leurs privilèges politiques et leurs pratiques arbitraires. Pensez-vous que les méthodes juridiques et politiques de l’ère hitlérienne sont des pratiques spécifiques à ce moment de l’histoire, ou le fascisme est-il un mouvement politique et une idéologie qui se transforme et existe sous différents déguisements à différentes époques ?

Comme vous le savez, « fasciste » est un adjectif que Mussolini et ses camarades utilisaient pour se désigner eux-mêmes. Dans la Rome antique, les « fascès », des fagots de manches de hache en bois, étaient portés devant les membres du pouvoir judiciaire supérieur comme symbole du pouvoir de punition des tribunaux. Le régime nazi différait de l’Italie de Mussolini en ce qu’il était plus « fasciste » au sens où on l’entend aujourd’hui. Ce serait peut-être une généralisation excessive que de dire qu’une idéologie ou un mouvement politique apparu dans les années 1930 continue d’exister aujourd’hui sous une forme déguisée. Cependant, il existe des points communs entre les mouvements populistes que nous rencontrons aujourd’hui et le fascisme.

Dans son article intitulé « Le fascisme éternel » paru dans son livre Cinq écrits moraux, Umberto Eco s’est efforcé de décrire les éléments fondamentaux du fascisme avec le concept de « Ur-fascisme », le « fascisme des racines ». « L’ennemi » en est un. Eco écrit que l’idéologie du fascisme des racines est obsédée par une conspiration internationale, que la xénophobie est utilisée pour la dénoncer et que les collaborateurs sont également internes et qu’il faut les rechercher. Il précise que la tentative de créer un consensus en transformant en peur les tensions engendrées par les différences dans la société est un autre élément du Ur-fascisme. Fraenkel souligne également que dans la pensée national-socialiste, l’« ennemi » est « l’élément constitutif de l’imagination politique ». Il affirme que le mythe de l’état d’urgence permanent a besoin de ce concept : « S’il n’y a pas d’ennemi réel, vous devez inventer un ennemi. Sans ennemis il n’y a pas de danger, sans danger il n’y a pas de sens de la communauté, sans sens de la communauté il n’y a pas de communauté nationale ». Eco conclut son article sur la « Fascisme éternel » en écrivant ces mots : « notre tâche est de signaler chaque nouveau symptôme de fascisme des racines chaque jour et partout dans le monde ».

Que lisez-vous en prison, quels livres souhaitez-vous commémorer qui vous ont donné des dimensions auxquelles vous n’aviez pas pensé auparavant ? À votre avis, que disent ces livres sur notre époque ou sur la « condition humaine » ?

Toutes les œuvres littéraires bien écrites conduisent à un changement de notre vision de la condition humaine, à un approfondissement de nos pensées et de nos sensibilités. C’est là que j’ai découvert à quel point il est utile de relire les classiques des années plus tard. Zweig dit qu’il a mieux compris le propos de Montaigne lorsqu’il les a relus après avoir vécu la catastrophe de la guerre. Lorsque j’ai été arrêté, j’ai passé deux semaines dans une petite cellule, certains jours avec trois ou quatre autres personnes. La lecture de Montaigne m’a fait beaucoup de bien à cette époque, et j’ai continué à le lire par la suite. Dans ce contexte, le grand écrivain qui n’a jamais quitté mon esprit est Shakespeare. Chaque fois que je le lis, je découvre quelque chose de nouveau. Il est très utile de lire Shakespeare pour mieux comprendre l’origine de situations humaines complexes ainsi que les maux qui se manifestent dans les relations humaines et la politique, y compris ce qui se passe dans notre pays ces jours-ci.

Il a été bon de lire les livres de Primo Levi, Jean Améry et, bien sûr, Viktor E. Frankl, qui avait été dans un camp nazi, afin de les comparer à ma propre situation et de garder ainsi le moral. Les livres de Frans de Waal ont amélioré ma réflexion sur ces proches parents à nous que nous appelons « animaux » et que nous tenons éloignés de nous. Mais je pense que le livre qui a eu l’effet le plus puissant sur moi et a alimenté le plus de réflexions est celui que j’ai mentionné précédemment, Par delà le crime et le châtiment de Jean Améry. Améry a été emprisonné dans les camps nazis, a changé son nom allemand quand il a été libéré pour prendre ce nom français d’Améry, et des années plus tard, il a choisi de se suicider, comme l’ont fait certains intellectuels juifs ayant vécu une expérience similaire. Dans son livre, il décrit les effets de son expérience sur lui. Il accuse la société allemande, qui tentait de se remettre des ravages subis après la Seconde Guerre mondiale, de ne pas faire preuve d’une volonté forte pour affronter le crime commis. Cependant, ce qui m’a le plus fait réfléchir, c’est ce qu’il a écrit sur les Lumières. Je voudrais citer ses propos, dont j’ai pris note afin de rapporter exactement ce qu’il dit :

« Le concept des Lumières ne devrait certainement pas être comprimé dans un cadre très étroit, car tel que je le comprends, il englobe plus que la déduction logique et la vérification empirique ; il inclut une volonté et une capacité à aller au-delà de ces deux éléments vers une construction phénoménologique, l’empathie, un effort pour approcher les limites de la raison. Ce n’est que si nous accomplissons, et en même temps transcendons, la loi des Lumières, que nous pourrons atteindre les sphères spirituelles auxquelles la raison ne peut nous conduire par des raisonnements sans profondeur et sans conclusion. Les émotions ? Je n’y vois aucune objection. Où est-il dit que les Lumières doivent être exemptes d’émotions ? Il me semble que c’est le contraire qui est vrai. »

Par ces mots, on comprend qu’Améry indique qu’il ne faut pas se contenter de raisonner, et que les Lumières peuvent être rendues à leur juste valeur par une pensée qui essaie de comprendre les situations des personnes qui ont vécu des expériences différentes de nous, qui sont différentes de nous, et qui utilisent la capacité d’empathie.

Les thèses développées dans les livres d’Antonio Damasio, que j’ai lus récemment, m’ont fait repenser plus profondément aux écrits d’Améry. Dans ses livres, Spinoza avait raison et L’erreur de Descartes, il explique que les émotions soutiennent le raisonnement fondé sur la justification. Il écrit qu’un raisonnement exempt de sentiments et d’émotions conduit à des déviations et peut nuire à la rationalité qui nous rend humains, à notre intériorisation du consensus social et aux règles éthiques. Selon Damasio, l’expérience de la spiritualité, qui se vit dans la conjugaison de l’esprit et de certaines émotions, peut naître de la prière et du culte ; mais la pensée sur la nature, une découverte scientifique ou une œuvre d’art importante peuvent aussi créer des émotions qui font naître une telle expérience.

En réfléchissant avec vous à ces considérations, je me dis qu’il peut y avoir une relation entre la transformation de la pensée des Lumières en « raisonnements sans profondeur et sans conclusion » contre laquelle Améry met en garde, et le fait que les Lumières sont devenues une idéologie déconnectée de l’art et de la littérature alors que ces derniers fournissent une expérience esthétique et développent l’empathie. Dans les modes de pensée dominés par l’idéologie, le raisonnement se fait par le biais de modèles abstraits, exempts d’émotions. Dans certains cas, les objectifs élevés et les stimuli contenus dans les idéologies ainsi que l’assimilation des émotions à des expressions collectives axées sur ces objectifs peuvent perturber l’interaction et l’équilibre sains entre la pensée et les émotions. Si cette idée est correcte, je pense que nous pouvons aussi parler d’un effet d’idéologisation qui rend difficile, pour le socialisme, et même pour les croyances religieuses, la réflexion profonde sur la condition humaine et l’accès aux espaces spirituels.

L’Empire ottoman s’est associé à l’Empire allemand durant la Première Guerre mondiale et a été vaincu. Cependant, elle n’a pas subi aussi sévèrement que l’Allemagne les sanctions d’après-guerre et la période de dépression économique qui s’en est suivie. Elle n’est pas entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Selon vous, quelles sont les similitudes et les différences entre ces deux États, autrefois alliés, et comment cette histoire se reflète-t-elle dans la société actuelle ?

Sans doute chaque individu a la responsabilité morale de s’informer sur l’histoire récente auprès de différentes sources, d’examiner de manière critique les actions de l’État dont il est citoyen, qui ont produit un très grand nombre de victimes et des atrocités de masse, et de prendre position contre celles-ci. Toutefois, comme on le sait, il n’est pas possible pour une société d’affronter son passé par de simples efforts individuels ; il est nécessaire que le gouvernement mène une politique de mémoire appropriée et que les acteurs politiques créent un environnement de débat qui l’encourage. En Turquie, les discours dominants dans la politique et au sein de la société civile n’encouragent pas une confrontation sincère avec ce qui s’est passé durant cette période. D’une part, il existe un discours qui ignore les événements qui, selon eux, terniraient la gloire du passé impérial ottoman fondé sur les conquêtes, et qui prétend que les musulmans ne peuvent faire des choses honteuses. Le récit historique qui se concentre sur la guerre d’indépendance contre les forces d’occupation et l’établissement de la République de Turquie en tant qu’État-nation laïque, n’aborde pas le passé impérial de l’Empire ottoman ou le fait que les Grecs, les Arméniens et les Kurdes étaient des peuples autochtones d’Anatolie pour une raison simple : cela ne correspond pas à l’accent mis sur l’anti-impérialisme.

D’autre part, il est nécessaire de prendre en compte les différences entre les dynamiques politiques qui ont été déterminantes au moment des deux événements. L’Allemagne a déclenché la Seconde Guerre mondiale et, après une série de victoires militaires, a pris le contrôle de presque toute l’Europe continentale jusqu’à la Russie. S’il n’avait pas attaqué l’Union soviétique, avec laquelle il avait auparavant conclu un accord, sa domination sur l’Europe aurait pu être permanente, comme le souligne Sebastian Haffner dans Considérations sur Hitler. Encore une fois, comme le souligne Haffner, le plan d’Hitler visant à nettoyer l’Allemagne et l’Europe des Juifs, qui s’est transformé en un génocide complet après la défaite russe, était une obsession idéologique/raciste qui n’avait aucune raison d’être au regard de l’objectif de l’Allemagne de devenir la puissance dominante, et qui lui était même préjudiciable. Comme on le sait, les Juifs ne faisaient partie d’aucun conflit territorial en Allemagne ou ailleurs en Europe ; le mouvement sioniste laïc, qui prône la création d’un État-nation juif, faisait au contraire de la propagande pour que les Juifs émigrent en Palestine. Lorsque la Seconde Guerre mondiale s’est soldée par la défaite de l’Allemagne, la société allemande a été contrainte de reconnaître que le régime nazi était coupable non seulement de l’Holocauste, mais aussi de tous les désastres qui avaient frappé l’Europe et avec elle l’Allemagne, et que les citoyens de l’État allemand qui avaient soutenu – et n’ont pas dénoncé – la discrimination et la violence à l’égard des Juifs étaient également responsables. Néanmoins, ce n’est que dans les années 1960, lorsque l’Allemagne s’est remise du traumatisme de la destruction, de la division et de la stigmatisation de l’Europe en tant qu’État criminel, que l’État et la société allemands ont pu assumer leur passé nazi. La confrontation avec les massacres commis par l’Allemagne en Namibie avant la Première Guerre mondiale, reconnus par certains comme un génocide, est beaucoup plus récente.

Les conditions de la Première guerre mondiale étaient différentes. L’Empire ottoman n’a joué aucun rôle dans le déclenchement de la guerre. Le gouvernement du Comité Union et Progrès s’est engagé dans la guerre car il y voyait l’occasion de reconquérir les territoires perdus dans les Balkans, mais la guerre est devenue une tragédie de plus en plus funeste pour l’Empire ottoman. Les lourdes pertes à Gallipoli et à Sarıkamış, l’avancée des troupes russes à l’est, l’occupation d’Antep, la vaste offensive grecque après la défaite, ont traumatisé pour la première fois de son histoire l’administration de l’État ottoman et les sujets musulmans avec le traumatisme de pertes territoriales majeures en Anatolie. Cette expérience a été gravée dans la mémoire publique.

La République de Turquie n’ayant pas participé à la Seconde Guerre mondiale, les perceptions découlant de l’expérience de la Première Guerre mondiale ont continué d’influencer les attitudes des responsables politiques et étatiques à l’égard de l’Europe et des minorités. Selon la thèse officielle de la Turquie, la déportation des Arméniens était une mesure de sécurité nécessaire pendant la guerre. Toutefois, si l’on prend en considération la dynamique politique de cette période et les problèmes qui existaient entre l’Empire ottoman, l’Europe et la Russie, il apparaît clairement que le véritable problème de sécurité n’était pas lié à la guerre. À cette époque, alors que les frontières des nouveaux États-nations étaient en train d’être définies après la dissolution de l’Empire austro-hongrois, la loyauté des minorités ayant la même appartenance ethnique ou religieuse que les peuples des pays voisins envers leurs États semblait problématique. La Russie s’était déclarée protectrice des chrétiens orthodoxes d’Anatolie. La décision de la conférence de Berlin de 1878 d’exiger des arrangements administratifs pour améliorer la situation de la population arménienne dans six provinces d’Anatolie orientale et d’autoriser deux commissaires européens à superviser ces arrangements a sans aucun doute été perçue par l’administration ottomane comme l’imposition d’une autonomie régionale qui conduirait à la création d’un État arménien indépendant. Sous le règne d’Abdülhamid II, les rébellions arméniennes en Anatolie orientale ont été réprimées de manière sanglante, et des régiments Hamidiye ont été créés avec des milices recrutées parmi les tribus kurdes pour faire pression sur les Arméniens. La politique réformatrice d’Union et Progrès, qui bénéficiait du soutien des minorités religieuses au cours des premières années de son pouvoir politique, entretenait des relations étroites avec le parti Tachnak et défendait l’idée d’une citoyenneté transcendant les identités ethniques et religieuses. Cela a changé lorsque la guerre a éclaté ; Union et Progrès s’est brouillé avec le parti Tachnak, qui avait adopté une politique de neutralité pendant la guerre, et a estimé qu’il ne fallait pas compter sur la population grecque et arménienne pour créer une unité nationale. Des plans visant à réduire cette population avaient déjà été préparés avant la guerre, et des intimidations et des enlèvements avaient eu lieu dans certaines régions. Comme il ressort des déclarations de Cemal Pacha, l’objectif de la décision de déportation était d’éliminer la menace de l’établissement d’un État arménien à l’est, qui était également à l’ordre du jour avec le traité de Sèvres.

Aujourd’hui, le syndrome de Sèvres se nourrit de la question kurde qui, comme la question arménienne, a un caractère territorial. Le fait que les États-Unis soutiennent le PYD en Syrie et que les gouvernements européens n’aient pas inscrit le PYD sur la liste des organisations terroristes est perçu comme un indicateur des ambitions séparatistes de l’Occident. C’est pourquoi je pense que pour créer un climat propice à une confrontation publique sincère avec le génocide, ou le « massacre arménien de 1915 » comme on l’appelle dans notre pays, il faut établir la paix avec les Kurdes dans notre pays, dans le nord de l’Irak et le nord de la Syrie, et réduire l’effet de l’inquiétude généralisée selon laquelle l’Occident tente de diviser notre pays. Bien sûr, nous devons aussi être un État de droit.

Il est clair que le verdict contre vous ne rencontre pas de résonnance dans  la conscience publique. En outre, le verdict prononcé contre vous et sept de nos amis condamne en fait directement Gezi, ce mouvement populaire qui n’aurait pas pu être organisé à l’avance. Il condamne donc des millions de personnes. Quel genre de situation « fantastique » voyez-vous ici ?

En France, quiconque affirmerait que quelques individus ou Soros avaient organisé et financé les manifestations des Gilets jaunes aurait été traité de fou. La fiction selon laquelle j’ai organisé et dirigé des manifestations dans 79 provinces avec la participation de millions de personnes est flatteuse pour quelqu’un de mon âge, mais elle est tellement irrationnelle que je ne peux même pas imaginer un instant que j’ai fait un tel travail ! Le fait que ce soit fantasmagorique ne signifie pas que cette affirmation n’ait pas de rationalité fonctionnelle pour le gouvernement. Mettre quelques personnes en prison, comme vous le dites, envoie un message à des millions de personnes.

Nous avons participé au livre solidaire préparé pour vous en 2019 avec une couverture de l’hebdomadaire Express de 1996, qui mettait en scène l’œuvre de Bülent Erkmen intitulée « Intérieur /Extérieur ». À cette époque, quatre prisonniers avaient été tués lors d’une opération contre des prisonniers politiques dans la prison d’Ümraniye, et les protestations s’étaient étendues à d’autres prisons. La situation de « l’intérieur » n’est pas très différente aujourd’hui. Mais, comme le souligne si bien Bülent Erkmen, l’extérieur n’est pas meilleur que l’intérieur. Comment l’extérieur vous apparaît-il vu de l’intérieur?

Si j’avais été libéré, j’aurais bien sûr été très heureux de retrouver ma femme, ma famille et mes amis. Cependant, je pense que je n’aurais pas pu ressentir la joie de la liberté, d’être libre. Il n’y a jamais eu d’environnement de liberté totale en Turquie, mais avec le climat qui a commencé à régner avec la proclamation de l’état d’urgence et qui perdure, être appelé à témoigner, être détenu, être arrêté sont devenus des situations complètement ordinaires. Une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la tête de chaque citoyen. Pour cette raison, je suis tout à fait d’accord avec l’évaluation de Bülent Erkmen.

Ouvert à la fin de l’année 2008, Depo a largement contribué à la vie culturelle d’Istanbul. Tout comme les activités d’Anadolu Kültür se sont peu à peu ouvertes sur le Caucase, Depo a établi un réseau d’artistes vers l’Europe de l’Est et les Balkans. Les artistes contemporains d’Istanbul ne vous ont pas laissé tranquille même pendant votre détention ; de nombreux voyages en bus ont été organisés à Silivri. L’une des questions qui a récemment occupé la scène de l’art contemporain est le festival Beyoğlu Culture Trail. Le festival de rue, organisé par le ministère de la Culture et la municipalité de Beyoğlu, se serait peut-être terminé au milieu du centre commercial de la caserne militaire reconstruite si le parc Gezi n’avait pas été défendu. Cela nous ramène à l’art et à sa relation avec la ville et ses habitants. Compte tenu des années que vous avez passées avec Depo, quel genre de Beyoğlu, d’Istanbul et d’identité urbaine avez-vous dans votre cœur ?

Istanbul est une mégapole dont la structure démographique évolue avec les migrations, grandit et devient de plus en plus surpeuplée. Il ne semble pas possible de parler d’une identité urbaine commune. Beyoğlu, en revanche, est un espace qui rappelle l’histoire culturelle cosmopolite d’Istanbul et la maintient en vie avec certains de ses éléments. Il a la particularité d’être un lieu où les stambouliotes de différents cercles, de différents quartiers, de différentes classes, et bien sûr, les étrangers visitant Istanbul, sont en demande. Je pense qu’il est important pour la culture urbaine contemporaine que Beyoğlu soit un espace commun utilisé pour aller au cinéma, à des expositions, manger, écouter de la musique et s’amuser. Le parc Gezi a une fonction similaire. Les parcs du centre ville sont des lieux, peut-être même les seuls, où les gens peuvent aller et rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent, se reposer, discuter et ne pas payer pour cela. Le parc Gezi permet aux personnes de tous âges et de toutes classes qui vivent et travaillent autour de Taksim de respirer et de profiter de la vie dans une certaine mesure.

Votre emprisonnement dure depuis presque cinq ans. Qu’est-ce qui vous a le plus manqué par rapport à ce que vous faisiez quand vous étiez dehors ? Par exemple, vous n’avez probablement pas le choix de la musique. Quelle musique aimiez-vous, quelle musique ou autres choses vous manquent maintenant ? Qu’aimeriez-vous faire en premier lorsque vous serez libre ?

La musique symphonique et les concertos de grands compositeurs ont le plus d’influence sur moi. Mais j’aime écouter toutes sortes de bonnes musiques, y compris la musique classique turque et les mélodies folkloriques. Les œuvres qui ont marqué les années où j’ai commencé à m’intéresser à la musique et aux affaires mondiales ont également une signification particulière. Je pense que cette musique reflète et nous rappelle l’optimisme de la génération 68, dont l’influence a dépassé les frontières de l’Europe, qui pensait que l’ordre social et politique allait changer pour le mieux. Malheureusement, cette période d’optimisme n’a pas duré longtemps…

Je peux lire les livres que je veux ici, je peux regarder des films de festival sur TRT2. Ce qui me manque le plus, c’est de ne pas pouvoir écouter la musique que j’aime, plus précisément de ne pas pouvoir écouter la musique que j’aime avec mon épouse. Lorsque vous l’écoutez avec les personnes que vous aimez, avec vos amis, quel que soit le genre de musique, même si elle est triste, elle vous donne la joie de vivre et vous fait sentir que partager la vie est une belle chose.

Nous vous laissons le dernier mot : Que souhaitez-vous dire aux lecteurs de l’Express, à ceux qui savent que votre détention est un emprisonnement illégal, à ceux qui attendent votre libération ?

Le fait d’être emprisonné pendant cinq ans sur la base d’accusations non seulement dépourvues de preuves mais aussi extrêmement illogiques amène les gens à s’interroger sur leur relation avec la société dans laquelle ils vivent. Vous pensez qu’il s’agit d’une situation invraisemblable d’injustice, et vous trouvez étrange que les gens, surtout ceux qui vous connaissent, se comportent comme si tout était normal. Ce qui empêche cette humeur de se transformer en cynisme et en aliénation de la société, c’est de savoir qu’il y a des gens qui réagissent à votre emprisonnement, même s’ils ne peuvent rien y faire, et de sentir que vous faites partie d’une société qui se soucie de paix, de liberté et d’égalité. À cet égard, je me sens chanceux. Je crois que la famille du magazine Express et ses lecteurs font partie des éléments fondateurs de cette société-là.

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