Turquie. Recep Tayyip Erdoğan, la famille et «l’hérésie» homo – Orient XXI/Verda Kimyonok

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« Depuis le début de l’automne 2022, des manifestations homophobes se déroulent à Istanbul et dans plusieurs villes turques. Des organisations religieuses conservatrices sont à la manœuvre, soutenues au plus haut niveau de l’État. Déjà en campagne contre certains artistes jugés « immoraux », le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan prépare une loi pour défendre la structure familiale traditionnelle » rapporte Verda Kimyonok dans Orient XXI du 6 décembre 2022.

Contre « la propagande LGBT » et « pour la famille » : le 18 septembre 2022, des centaines de personnes se regroupaient à l’appel de Fikirde Birlik ve Mücadele Platformu (Plateforme de l’unité d’opinion et de lutte) à Istanbul et dans d’autres villes de Turquie. Certains journaux indépendants en Turquie ont qualifié ces rassemblements d’« actes de haine », ouvrant une brèche de dangers sans précédent contre les personnes LGBTQ+.

« La marche visait les droits humains fondamentaux. […] Déjà ces dernières années, la pression sur les personnes LGBTQ+ était assez forte. Cette marche était le signe de cette atmosphère de pression », explique Defne Güzel, chargée du suivi des droits humains chez Kaos GL, une organisation de défense des droits LGBTQ+. Elle rappelle que « la “légitimation de l’homosexualité” a été l’une des raisons invoquées par le gouvernement turc pour son retrait de la Convention d’Istanbul »1.

DES ACTIONS ET DISCOURS GOUVERNEMENTAUX

Cette marche a certes été l’occasion pour une partie de la population d’exprimer ses opinions hostiles dans un contexte global de recul des droits et libertés individuelles en Turquie. Alors qu’approche l’élection présidentielleprévue avant juin 2023, le Parti de la justice et du développement (AKP) s’attaque à l’art et à la culture, un exutoire souvent privilégié par les minorités, car moins soumis aux normes, et déjà menacé par la crise économique actuelle et le peu de perspectives de la jeunesse. Entre mai et août 2022, plus de 13 festivals et de nombreux concerts ont ainsi été annulés par les autorités. C’est le cas de Zeytinli, un festival de rock à Balikesir, annulé à la demande d’associations religieuses.

En août, Gülşen, grande star turque de la chanson pop, est arrêtée pour des propos tenus à un concert du 30 avril 2022 qualifiés d’« incitation à la haine ». Alliée LGBTQ+ et icône de la féminité, connue pour ses chansons symboles d’indépendance, Gülşen est ciblée pour ses goûts vestimentaires « immoraux ». Elle lance, lors de ce concert, une critique sarcastique à l’un de ses musiciens, disant que son éducation religieuse dans des écoles imam hatip2 l’aurait rendu « pervers ». Ces écoles, dont le nombre a augmenté de 73 % entre 2013 et 2017, promues sous Recep Tayyip Erdoğan au même titre que les établissements publics — et réhabilitées grâce à la réforme du système scolaire, font partie des outils pour « élever une génération pieuse » selon les objectifs de l’AKP. À l’annonce de son arrestation, les hashtags #FreeGülşen ou #GülşenYalnızDeğildir (Gülşen n’est pas seule) inondent le Net. Son emprisonnement représente un acte de plus contre la liberté dans un pays qui bat des records d’arbitraire.

Plus tôt, le 26 juin 2022, plus de 370 manifestants ont été arrêtés lors de la Gay Pride, interdite depuis 2015.

Pour les opposants des LGBTQ+, la culture, le sport, les réseaux sociaux sont des outils de propagande. L’organisme de régulation audiovisuelle (RTÜK) dont les membres sont nommés par la majorité à l’Assemblée et dont le président actuel affiche son soutien au gouvernement a censuré des séries Netflix dès 2015. La censure s’est durcie envers certaines d’entre elles, supposées faire de la « propagande homosexuelle » comme If Only ou Aşk 101. Le RTÜK a permis que l’appel à manifester contre les LGBT+ — un clip d’une quarantaine de secondes — reçoive le label kamu spotu (spot d’intérêt public), et soit à ce titre diffusé gratuitement sur les chaînes de télévision nationale.

« UNE FAMILLE FORTE CRÉE UNE NATION FORTE »

Les organisateurs de ces manifestations homophobes sont issus de l’association religieuse Yesevi Alperenler Eğitim Kültür ve Yardımlaşma Derneği, et expriment les idées de personnalités radicales proches du gouvernement. Cette proximité leur a permis d’obtenir un blanc-seing du gouvernement et la liberté de manifester illégalement sans aucune intervention policière. Beaucoup se sont mobilisés en ligne contre la diffusion de cette propagande étatique via le hashtag #NefretYürüyüşüneHayır (non à la marche de la haine), qui dénonce en même temps qu’elle critique le silence lorsqu’il est question de viol, d’inceste ou de féminicide.

Comme La Manif pour tous en France, ce mouvement regroupé sous l’intitulé Büyük Aile Buluşması (Grande Rencontre pour la famille) porte des valeurs réactionnaires et nationalistes. L’intérêt de l’enfant est pris comme sujet central, et il est reproché aux lubunya (queer) et féministes d’être contre la famille, considérée comme seule structure légitime, hétérosexuelle et monogame à travers le mariage et la procréation.

Cet argument renforce une conception rigide de la famille, qui désigne pourtant essentiellement un engagement inconditionnel ou sentimental entre des personnes, ainsi qu’une certaine échelle de valeurs. Cette échelle fait des LGBTQ+ un groupement d’opposition aux valeurs sociétales communes. En retournant de la sorte la position de lutte de communautés opprimées, le pouvoir se taille un premier succès dans la criminalisation de groupes fragiles, et un second en les marquant d’un stigmate « réactionnaire » qui, de toute évidence, légitime la marche de protestation. Et par là, fragilise tous les groupes marginalisés : Kurdes, alevis, femmes, migrants, dissidents…

ATTISER LA HAINE 

Pourtant, la société turque évolue. Les discours de rejet qui font référence à la « tradition » visent donc à maintenir l’attachement à l’ordre établi patriarcal, garant d’un contrôle sur les individus « déviants ». Mais au-delà des rhétoriques stériles, cette démonstration de haine explicite une forme de bipolarité d’une population prise entre une crise sans précédent (taux d’inflation dépassant les 83 % au 3 octobre 2022) et des politiques d’État qui désignent volontiers des boucs émissaires. Les propos de Mustafa Kır, président de l’Ankara Civil Society Platform à l’origine de la dernière marche anti-LGBT à Ankara le 30 octobre 2022 sous le slogan « Marchons ensemble contre la perversion et l’hérésie » illustrent parfaitement les arguments reposant sur des peurs irrationnelles, voire la menace existentielle. Pour lui, « La famille est une question de survie ».

D’autre part, l’influence de récits complotistes sur le terrain opaque des rouages politiques et économiques favorise l’implantation de croyances floues comme le Büyük Plan (Grand Plan) qui fait allusion à la menace d’ennemis visant à s’attaquer à la « race turque ». Les diverses interventions — presque obsessionnelles — de Süleyman Soylu, ministre de l’intérieur, ou d’Erdoğan, entretiennent l’idée que les LGBTQ+ seraient infiltrés par « des puissances étrangères » indéterminées. Ces éléments empêchent toute réflexion sensée sur les débats concernant les droits des personnes LGBTQ+, qui constituent avant tout un problème politique. Pour Erdoğan, les choses sont simples :

« Récemment, ils ont infiltré des personnes LGBT dans la société. Avec les LGBT, ils ont fait un effort pour transformer notre structure familiale. Mais nous ferons ce qui doit être fait. Nous savons déjà qui sont les personnes LGBT ».

Dans ce contexte, le travail des associations et de la société civile est d’autant plus important. Mais « l’intensification des inspections contre les organisations, leur ciblage dans la presse les ont affectés négativement en termes de motivation, commente Defne Güzel. « Des dossiers de fermeture ont été déposés contre certaines associations inclusives LGBTQ+. Ces poursuites sont toujours en cours ». Par ailleurs, la Turquie étant à la veille d’élections, elle ajoute que « cela signifie une augmentation des tensions au niveau national. […] On sait déjà que certains partis utilisent les anti-LGBTQ+ pour la propagande politique et électorale ».

La présence de partis tels que Vatan Partisi (Parti patriote), Türkiye Gençlik Birligi (Union de la jeunesse turque) ou Büyük Birlik Partisi (Parti de la grande union) à la manifestation du 18 septembre prouve la montée en puissance de cette propagande discriminatoire. Alors que la campagne présidentielle bat son plein, « le principal parti d’opposition (CHP) et les autres partis et acteurs politiques qui ont un discours inclusif sur les droits LGBTQ+ n’ont pas pris la parole contre cette marche ou du moins pas suffisamment ». Kemal Kılıçdaroğlu, figure du CHP, a récemment proposé de garantir la liberté vestimentaire des femmes dans la Constitution. Interdit dans la fonction publique, le voile était de fait devenu un accessoire toléré par le gouvernement AKP. Le président Erdoğan a profité de cette occasion pour relancer l’enchère en souhaitant y inscrire la structure familiale « composée d’un homme, d’une femme, d’un (ou plusieurs) enfant(s) ».

Enfin, durant la pandémie, une violence verbale et même souvent physique a ciblé les personnes LGBTQ+. Leurs conditions de vie se sont considérablement dégradées ces deux dernières années : difficultés à trouver un travail, à obtenir des aides et des soins, à se socialiser. En Turquie, « les organisations LGBTQ+ ont montré une résistance significative à la pression croissante dans le passé. Cette résistance se poursuit, et […] s’adapte dans ses méthodes »,affirme Defne Güzel. Dans un imaginaire mondial marqué par l’idéal d’« universalisme », « les LGBTQ+ nous permettent à tou·tes de recentrer correctement le débat pour reconnaître les lacunes de cet « universalisme » et tendre vers un « pluriversalisme ». » Elle conclut : « Nos organisations continueront d’exister tant que les LGBTQ+ existent, pour assurer les droits, la survie et l’égalité. Nous en avons la force. »

Orient XXI, 6 décembre 2022, Verda Kimyonok, Photo/Ozan Kose/AFP

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